Le goût de l’inutile

Autoroutes qui ne mènent nulle part, ponts qui ne relient rien et vastes projets immobiliers abandonnés… Quand le bâti tourne au gâchis.

Depuis la nuit des temps, l’homme est un bâtisseur. De tentes, de maisons, de châteaux, de cathédrales… Pourtant, que penser de ces projets pharaoniques qui finissent par s’ensabler, comme ces autoroutes qui ne mènent nulle part, ces ponts qui ne relient rien ou ces vastes projets immobiliers abandonnés ? Ils s’inscrivent dans l’air de notre temps marqué par la folie des grandeurs, la corruption endémique, les ambitions politiques et l’appât du gain facile. Cela dit, la nature elle-même contribue à trancher dans le vif et là aussi, les cyclones, les inondations et les changements climatiques mettent en relief le besoin d’étudier sérieusement la manière d’exploiter des territoires qui, peut-être, ne devraient pas l’être.

L’expression « grands travaux inutiles » qualifie ainsi depuis le milieu des années 80, des réalisations imposantes qui se sont avérées a posteriori économiquement et/ou écologiquement contreproductives, superflues ou déficitaires. Petite compilation de ces structures inachevées qui resteront pour la postérité des mystères, mettant en jeu la capacité de l’être humain à entreprendre le meilleur pour n’en tirer que le pire…

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(Adem ALTAN / AFP)
Les mini-châteaux de Bolu en Turquie ne sont habités que par des fantômes.

Châteaux fantômes

À Bolu, dans cette province montagneuse proche de la mer Noire, s’alignent 732 villas mitoyennes blanches aux toits pointus, qui devaient recréer une architecture européenne au cœur de la Turquie. Le groupe de construction Sarot a lancé le projet Burj Al Babas… et l’a laissé mourir ainsi, en raison de la crise économique, de la bulle immobilière et de la chute du prix du pétrole, sans que personne habite dans ces petits châteaux tous parfaitement identiques aux airs de conte de fées.

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Le pont sur le Choluteca au Honduras ne sert plus à rien depuis que le cyclone Mitch a modifié le cours du fleuve.

Et au milieu… ne coule rien

Au Honduras, en 1998, le cyclone Mitch a tout dévasté. Pour preuve, le cours du fleuve Choluteca fut dévié et les routes détruites, laissant le pont existant privé de toute utilité. Il porte bien son surnom « le pont qui ne mène nulle part ». En 2003, des travaux d’aménagement ont finalement remis en fonction cet ouvrage qui se trouve maintenant entouré de nouvelles voies d’accès.

 

Le pont sans voitures

Cet objet se trouve en Espagne et ne mène… à rien. Avec ses 192 mètres de hauteur, au-dessus du fleuve Taje, le pont de Castilla la Mancha figure parmi les plus hauts d’Europe, mais n’a jamais pu être financé par la municipalité. Bien qu’étant en service depuis 2011, le contournement de la ville, pour lequel il a été construit, n’a pas été réalisé et se trouve donc sous-exploité.

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Le viaduc de Petrobras au Brésil, une langue de béton au milieu de la végétation.

Le viaduc de la jungle

Construit dans les années 60 et abandonné dans la jungle brésilienne non loin de Rio de Janeiro, le viaduc de Petrobras représente l’exemple même de ces dépenses publiques vaines. Long de 300 mètres pour 40 mètres de haut, il n’a jamais été rattaché à l’autoroute qu’il devait relier et n’a donc jamais été inauguré. C’est aujourd’hui la végétation qui, en l’envahissant, s’occupe de le faire gentiment disparaître.

Aminona à jamais

Le site est gelé dans le paysage valaisan comme une statue grise. Lancé il y a quatorze ans à Aminona, près de Crans-Montana, le projet Luxury Resort and Village devait voir sortir de terre cinq tours, quinze hôtels et quarante chalets. Coût de l’opération : 650 millions de francs pour 1100 lits avec la promesse d’attirer une clientèle très chic. Le chantier démarre. Mais Helvetia Nostra et la Fondation Suisse pour la protection et l’aménagement du paysage accusent le projet d’enfreindre les lois sur les résidences secondaires et sur l’aménagement du territoire. Le promoteur promet de rectifier le tir. On lui demande des garanties financières qui n’arriveront jamais. En 2017, Crans-Montana ordonnait l’arrêt des travaux. Reste aujourd’hui une balafre dans la montagne. En termes d’image de la station touristique, c’est une catastrophe également naturelle.

Casse-tête chinois au Monténégro

Les Balkans, partie ouest. Le projet d’autoroute qui devait figurer parmi l’une des plus longues du monde est mal parti. Celle-ci devait traverser le Monténégro qui empruntait à une banque chinoise 944 millions de dollars pour financer l’ouvrage. Quarante kilomètres sont effectivement construits par China Road and Bridge Corporation. Il en manque encore 130 pour la terminer… et 1,1 milliard d’euros pour la payer. Ce que les finances du pays ne peuvent pas se permettre. Victime de retards, de corruption présumée et de manquements aux règles de l’environnement, l’autoroute la plus chère du monde s’arrête brusquement dans le petit village de Matesevo. « Le remboursement du crédit chinois pose aussi un problème faisant craindre que le Monténégro avec ses 600’000 habitants et son PIB d’environ 4 milliards d’euros ne tombe comme d’autres pays dans le piège de la dette chinoise », estime le site Euronews.

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L’aéroport de Ciudad Real à 200 km de Madrid n’a jamais vraiment décollé, faute de passagers.

L’aéroport cloué au sol

Ciudad Real à 200 km de Madrid. La crise financière qui s’est abattue sur l’Espagne en 2012 a cloué au sol de nombreuses constructions massives. Comme cet aéroport ouvert en 2008 pour un budget de plus de 1 milliard d’euros, et fermé quatre ans plus tard par manque de trafic malgré sa piste de 4200 mètres, l’une des plus longues d’Europe. Rachetée en 2016 pour 56,2 millions d’euros (soit à peine 5% de son coût de construction), mais rouvert seulement en 2019, l’aéroport Central-Ciudad Real n’accueille plus que du transport de fret, les vols commerciaux n’étant pas prévus dans un avenir proche.

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Au-dessus de Palerme, la collina del disonore porte les stigmates des dérives de la construction mafieuse.

Sicile déshonorée

Fidèle à son histoire, la Sicile porte en son sol le désespoir de la mafia. Surplombant la ville de Palerme, la collina del disonore (la colline du déshonneur), ou Pizzo Sella, est un lieu absurde qui voit défiler des constructions inachevées et parfaitement illégales. Le site exprime au grand jour les dérives des marchés publiques et des architectes véreux mandatés par les boss de l’organisation criminelle depuis 1978. En 2016, les artistes qui avaient investis ces maisons à l’abandon ont été priés de créer ailleurs. La collina del disonore est le butin d’un business prolifique qu’il est interdit de démolir ; un musée en plein air pour combattre les abus.

Ristrett’ le stretto

Messine n’a jamais vu son pont reliant la Sicile à la Péninsule qu’en image de synthèse ! Le projet le plus discuté de l’histoire architecturale de l’Italie depuis l’après-guerre n’a jamais démarré. Cet ouvrage de 3660 mètres devait rendre sa gloire au commerce méditerranéen, facilitant les liens avec le continent. Les premières études du Stretto (détroit) di Messina, le détroit de Messine, datent de 1981. Attaqué par les écologistes en 2004, abandonné en 2006 par le gouvernement Prodi, ressuscité en 2008 sous Berlusconi qui en estime le coût à 6 milliards d’euros, le pont est définitivement enterré en 2013 pour répondre à l’austérité budgétaire. Même mort, le projet s’est révélé fort onéreux. Le Cour des comptes italienne a ainsi estimé à 312 millions d’euros la totalité des dépenses préparatoires à sa construction. Le 9 août 2020, le président du Conseil italien Giuseppe Conte relançait la traversée, mais cette fois avec l’idée de relier la Sicile à la Calabre par un tunnel ! Un nouveau « serpent de mer » accueilli avec un certain scepticisme. ■