Montréal : Squatter les toits pour nourrir les villes

Un halo vert se profile dans le ciel hivernal. Sur le toit d’un immeuble industriel, des milliers de jeunes plants poussent dans des serres, balayées par la neige.

Dans cette zone industrielle de Montréal s’élève la première ferme commerciale sur toit au monde. Depuis janvier 2011, les Fermes Lufa font éclore la nature en pleine ville, tout en semant les germes d’une petite révolution agricole. Déployée sur l’équivalent d’un terrain de football (2 900 mètres carrés), cette ferme en hauteur peut produire jusqu’à dix fois plus de légumes qu’une exploitation agricole traditionnelle, en dépensant deux fois moins d’énergie. Tout cela grâce au génie combiné d’agronomes, d’ingénieurs et d’architectes.
Ce jardin high-tech est le fruit de l’imagination du jeune visionnaire Mohamed Hage, un informaticien écologiste qui rêvait de produits locaux, frais et succulents. Son objectif : bannir l’usage d’engrais et de pesticides, tout en réduisant les émissions de carbone engendrées par les 2 500 kilomètres qui séparent en moyenne les denrées agricoles de l’assiette des Nord-Américains. « 85% des légumes consommés à Montréal proviennent du Mexique, de la Californie et de plus loin encore, dit-il. Pour réduire les émissions de carbone et mieux manger, il faut produire ici ce dont la population a besoin. L’agriculture 2.0 est la seule façon d’arriver à nourrir la planète. »

Un jardin high-tech

Le fondateur des Fermes Lufa, qui contrôle depuis son iPhone les rideaux thermiques qui modulent la chaleur à l’intérieur des serres, compare ses jardins urbains à la voiture électrique de demain. A l’abri des intempéries, l’immense potager à climats contrôlés produit quarante variétés de légumes et d’herbes, traités aux petits soins, dans un environnement aux allures de laboratoire. Pour entrer dans cette jungle en plein ciel, le visiteur doit revêtir sarrau et couvre-chaussures, puis tremper ses semelles dans un bac de liquide stérilisant. Dans une des serres, Martinus Van Poppel, expert de la lutte biologique, surveille le travail de coccinelles bénéfiques. Plus loin, des bourdons pollinisent des plants d’aubergines hauts de près de trois mètres. Entre les allées, des chariots sur rail permettent aux jardiniers de récolter les légumes.

Si cette ferme poids plume peut squatter les toits, c’est grâce au substrat de fibres de coco dans lequel poussent les plantes, éliminant tout recours à la terre. Arrosés au compte-gouttes avec de l’eau de pluie filtrée à l’oxygène, les cultivars triés sur le volet poussent à la verticale, sur des rayons suspendus. A peine nés, ces jardins de Babylone génèrent déjà 4 800 kg de légumes et d’herbes par semaine, livrés à 2 000 personnes en trente points de chute à travers la ville. Une formule doublement gagnante, puisque la serre profite l’hiver de la chaleur émise par l’édifice qui, grâce à ce chapeau vert, réduit de 25% ses frais de chauffage.

L’agriculture 2.0 est la seule façon d’arriver à nourrir la planète.

En multipliant les serres en hauteur, Mohamed Hage croit possible de nourrir localement les populations, tout en réduisant les îlots de chaleur en milieu urbain. « D’ici à cinq ans, on espère construire quatre ou cinq autres serres plus grandes qui nourriront chacune 5 000 à 6 000 personnes. La formule pourrait aussi s’implanter dans les pays émergents surpeuplés », dit celui qui souhaite maintenant vendre sa technologie à d’autres villes d’Amérique, d’Asie et d’Europe. Inspiré par son pays d’origine, le Liban, où le lufa est cultivé sur les toits pour rafraîchir les maisons, Mohamed Hage n’est pas seul à croire en l’avenir de cette nouvelle forme d’agriculture urbaine. A New York, Gotham Greens, une autre ferme sur toit plus modeste, alimente en laitues et fines herbes quelques commerces de Manhattan et l’un des restaurants du grand chef Mario Batali. Ironiquement, là même où s’élève le jardin d’Eden des Fermes Lufa s’étendaient autrefois les meilleures terres agricoles de la région de Montréal. « Je pense que c’est une bonne façon de redonner à la nature ce qui a été perdu, insiste cet agriculteur des temps modernes. Et de revenir à une forme d’agriculture beau-coup plus naturelle. »