Interview de Bernard Woeffray

Il n’y a pas d’invasion urbaine.

Bernard Woeffray, Ancien aménagiste cantonal neuchâtelois, chef de projet chez Urbaplan

1. Pensez-vous que l’on puisse parler d’une progressive invasion du territoire par les villes et les infrastructures diverses, au détriment de l’agriculture ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler d’invasion urbaine lorsqu’on réalise que l’urbanisation proprement dite représente actuellement quelque 8 % à 10 % du territoire suisse. Même en y ajoutant les infrastructures (routes, ponts, etc.) qui ne sont pas « urbaines », le pourcentage d’occupation du terrain correspond à une utilisation normale, naturelle si l’on peut dire, de celui-ci, pour diverses activités humaines. Quant à la progression d’« un mètre carré par seconde » dont la campagne serait victime de la part de la ville, on oublie qu’un parc public, qu’un jardin ou qu’un espace vert municipal, par exemple, sont compris dans ce mètre carré de soi-disant « bétonnage ». Genève, à entendre le discours officiel, serait entièrement urbanisé. Ce n’est pas ce que l’on ressent en observant une carte ou en se promenant dans la campagne genevoise. En fait, il y a une évolution inévitable et nécessaire, qui a existé de tout temps. La ville se développe, il y a des périmètres où apparaissent des villas, puis des immeubles. Les questions sont celles du rythme de ces changements ainsi que du lieu où ils se produisent. Les projections démographiques laissent penser que d’ici vingt à trente ans, la population suisse passera de huit à dix millions ; l’urbanisation passerait alors à 12 % ou 14 %.

2. Comment jugez-vous la politique agricole suisse, notamment dans le contexte de l’Union européenne qui nous entoure et dans celui de la mondialisation ?

La politique agricole menée par le Conseil fédéral me semble très bien conçue. Il s’agit, pour la Suisse, de rester aussi concurrentielle que possible sous la pression croissante du grand marché européen. La stratégie de rémunération des prestations est intelligente. D’ailleurs, le tout récent Rapport agricole montre que les petites exploitations (moins de trois hectares) se renforcent. Elles présentent un haut rendement, par exemple dans le maraîchage. Les très grandes exploitations (plus de vingt hectares) se portent bien aussi. Les moyennes, elles, disparaissent en plus grand nombre. On voit donc que la « casse » est limitée ; il faut soit la taille critique, soit la spécialisation.

3. L’idée d’une autosuffisance alimentaire, ou du moins d’une dépendance moindre des importations alimentaires, vous semble-t-elle utopique ?

La Suisse est trop petite pour atteindre l’autosuffisance et sa production ne couvre pas ses besoins, ni en quantité, ni en variété. En outre, les consommateurs n’accepteraient pas que les prix grimpent pour assurer un approvisionnement de provenance locale. En fait, ce que les gens expriment en souhaitant davantage d’autosuffisance, c’est une volonté d’agriculture urbaine de proximité.

4. L’agriculture a reculé dans tous les pays industrialisés. A-t-elle encore un rôle à jouer, dans notre pays, dans les vingt ou cinquante ans à venir, et lequel ?

L’agriculture a un rôle énorme à jouer ! D’abord, la production : il est évident qu’une partie de notre alimentation doit venir de notre pays. Ensuite, la sécurité : toute parcelle non exploitée, non entretenue, devient un danger : avalanches pour cause d’absence de fauchage des versants, glissements de terrains, érosion, étouffement des forêts – elles font aussi partie des domaines de compétence des paysans –, etc. C’est ce que la Confédération regroupe sous le terme de « protection du paysage ». Enfin, le tourisme : le paysage ne saurait se refermer par manque d’entretien. Chacun de ces trois axes est essentiel, et pas seulement le premier, qui est généralement considéré comme le plus flatteur.

5. Quelles mesures préconisez-vous pour assurer l’avenir de l’agriculture suisse ?

Je ne suis pas inquiet pour l’avenir. Ils sont loin, les temps où l’on mourait de faim parce que l’agriculture ne parvenait pas à nourrir la population. Aujourd’hui, il y a moins de territoire exploité et infiniment plus de population, mais la technique a suivi. A mon avis, les contrats de prestations, tels qu’ils existent entre Berne et les agriculteurs, devraient être étendus à l’ensemble des partenaires privés et publics. Ainsi, la ville rémunérerait la campagne pour les prestations effectuées. L’avenir est à concevoir les uns avec les autres et non les uns contre les autres. Espaces urbains et agricoles ne sont pas op- posés, mais interdépendants. C’est dans le partenariat et dans le partage des droits et des devoirs que ville et campagne pourront poursuivre leur développement et collaborer à la prospérité du pays.