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Fake food, le péril délicieux

On mange moins pour se nourrir que pour se faire plaisir. Partant de ce principe, l’industrie de l’alimentation a développé des dizaines de milliers de recettes trop grasses, trop salées, trop sucrées auxquelles les consommateurs sont désormais accros.

Au XIVe siècle, Dante précipite les gourmands dans le Troisième Cercle de son Enfer. Le poète décrète que la gloutonnerie serait un péché plus grave que la luxure à laquelle elle est d’ailleurs associée. Dans la vision dantesque, ceux qui ont été incapables de résister à la tentation de ne vivre que pour manger rampent dans un cloaque de boue puante. Au-dessus de leurs têtes gémissantes, un bel arbre abaisse ses branches chargées de fruits savoureux, mais toujours hors d’atteinte des gourmands tourmentés.

Dieu et le Diable ne châtient pas les gourmands pour trop avoir aimé les bonnes choses. Les goinfres sont voués à une éternelle souffrance pour s’être montrés incapables de faire usage de leur raison et de leur volonté. De leur vivant, ils ont été faibles et leur faiblesse les a rendus stupides.

Aujourd’hui, les industriels de l’alimentation se montrent aussi intraitables que Satan lui-même pour condamner ceux que la surconsommation de plats trop gras, trop salés, trop sucrés a rendus malades.

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Le Troisième Cercle de l’Enfer. Pour Dante, la gourmandise est un péché qui doit être puni de bien plus douloureuse façon que la luxure.
Le Troisième Cercle de l’Enfer. Pour Dante, la gourmandise est un péché qui doit être puni de bien plus douloureuse façon que la luxure.

Les grandes marques se considèrent en effet comme dédouanées de toute responsabilité face à l’épidémie d’obésité, de diabète et de maladies cardio-vasculaires qui afflige la population des cinq continents.

La faute est celle des gourmands que rien ni personne — affirment les industriels — n’oblige à engloutir autant de sodas, de plats surgelés, de chips trop salées, de barres chocolatées, de céréales au sucre et de biscuits graisseux. L’obèse se fabrique tout seul et se damnerait lui-même par des choix alimentaires qui bien qu’incroyablement stupides n’en sont pas moins délibérés. Il suffirait d’un peu de bon sens, de goût de l’effort physique et de volonté pour échapper aux périls d’un « environnement obésogène » dont personne ne songe pourtant plus à contester la réalité.

Mais cette liberté de nos choix alimentaires ne serait qu’une illusion. Au fil des années, les industriels sont parvenus à commercialiser des produits dont les recettes sont si parfaitement élaborées qu’ils sont devenus de véritables drogues. Les consommateurs ne peuvent s’en priver qu’en souffrant les affres d’un véritable état de manque.

Les industriels du sucre ont certainement été les premiers à exploiter les potentialités addictives de leur matière première. Jeffrey Dunn, un ancien haut dirigeant de la marque de soda la plus consommée dans le monde, a ainsi révélé qu’au sein de son entreprise on ne parlait pas de « clients » ou de « consommateurs », mais « d’usagers » comme policiers et médecins évoquent les « usagers de drogues ». Les effets du sucre sur le cerveau seraient assimilables à ceux de la cocaïne. Aucun autre produit l’impact dévastateur que la consommation de sucre peut avoir sur leur santé, des centaines de millions d’usagers ne sont plus capables de renoncer au bien-être immédiat qu’il leur procure pour pas cher.

L’addiction au sucre, au sel et à la graisse a pris de telles proportions qu’une liste sans cesse plus longue de pays se considère désormais comme en état d’urgence sanitaire. Les industriels campent sur leur position : l’épidémie universelle d’obésité, de diabètes et de maladies cardio-vasculaires est la conséquence de comportements individuels aberrants et n’a aucun caractère « systémique » dont ils pourraient s’estimer responsables. Pourtant, malgré les certitudes affichées, les marques en dehors des drogues illicites ne provoque d’envies aussi difficiles à contrôler. Ses effets sont connus et exploités par les industriels qui ont réussi à accrocher des milliards « d’usagers » en vendant du sucre sous toutes les formes imaginables grâce à un pilonnage publicitaire permanent. Les efforts de « Big Sugar » n’ont pas été vains : les études épidémiologiques menées un peu partout dans le monde ont montré que les consommateurs dans leur immense majorité n’apprécient pas les produits peu ou pas sucrés. Même s’ils sont conscients de craignent de subir le même sort que les fabricants de cigarettes qui, après avoir contesté des décennies durant le moindre lien entre la cigarette, le cancer et les maladies cardio-vasculaires ont été obligés d’accepter l’évidence et d’en assumer les astronomiques conséquences financières.

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Des produits alimentaires bon marché et high-tech. Les recettes de l’alimentation industrielle sont parfaitement dosées pour favoriser la surconsommation de sucre, de sel et de graisse.
Des produits alimentaires bon marché et high-tech. Les recettes de l’alimentation industrielle sont parfaitement dosées pour favoriser la surconsommation de sucre, de sel et de graisse.

Les industriels de l’alimentation aimeraient échapper au sort des cigarettiers en inventant un nouveau « paradigme alimentaire ». Ainsi, Nestlé, leader mondial dans ce secteur devant l’américain Kraft, essaie de développer de nouvelles recettes de produits faciles à consommer, mais bons pour la santé. L’énorme effort de recherche consenti par le géant suisse n’a pas encore permis de commercialiser des produits qui lui rap-porteraient ne serait-ce qu’une infime fraction des bénéfices fabuleux qu’il engrange avec des recettes trop riches en sucre, en sel et en graisse. On s’aperçoit que la « fake food » : celle qui donne du plaisir avant d’apporter des nutriments indispensables à la vie et à la santé a été si parfaitement conçue que les usagers, dans leur immense majorité, n’en veulent pas d’autre. Pendant très longtemps encore, le plaisir de manger à moindre coût restera une dangereuse jouissance, un plaisir coupable. La rédemption alimentaire, ce n’est pas pour demain.

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Cocaïne pour tous. Le sucre provoquerait une addiction aussi forte que celle dont souffrent les drogués à la cocaïne. Des études ont été faites sur ce phénomène dès les années 1940, aux États-Unis.
Cocaïne pour tous. Le sucre provoquerait une addiction aussi forte que celle dont souffrent les drogués à la cocaïne. Des études ont été faites sur ce phénomène dès les années 1940, aux États-Unis.
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