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Des aires de jeux pour bien grandir

Pour son bon développement, l’enfant a besoin de jouer. Depuis le XIXe siècle, les villes veillent à lui construire des espaces de jeux, installés dans les cours d’école ou les parcs publics.

En un siècle, les espaces de jeux ont bien changé. C’est ce que l’on pouvait découvrir lors de l’exposition «The Playground Project» de la Kunsthalle de Zurich ce printemps. Près d’un siècle d’histoire était retracé et illustré par les réalisations d’artistes, designers et autres architectes. «Les premières traces des aires de jeux remontent au milieu du XIXe siècle en Allemagne, Angleterre et Etats-Unis, raconte Gabriela Burckhalter, urbaniste suisse et commissaire de l’exposition. Il s’agissait plutôt de « jardins de sable » pour les petits et de «gymnases extérieurs», réservés au développement physique des jeunes garçons et filles». Dès 1837, le pédagogue allemand Friedrich Fröbel entreprend la création de jardins d’enfants, visant un meilleur développement physique et social. Dès 1887, il rêve que chaque ville possède son propre espace naturel de jeu. Et c’est de l’autre côté de l’Atlantique que ses idées novatrices seront concrétisées, notamment avec le lancement d’un premier terrain de jeu municipal à Chicago dès 1876.

Des espaces de liberté dans la cité

Avec la révolution industrielle, le statut de l’enfant va changer. Libérés de l’obligation du travail grâce à de nouvelles lois, les enfants envahissent l’espace urbain. La ville de New York interdit aux enfants de jouer dans les rues. Les grandes villes d’Europe sont également contraintes de prendre des dispositions similaires. Dès les années 30, les pays scandinaves et la Hollande posent un nouveau regard sur l’enfant et sur sa créativité. Bon nombre d’architectes et pédagogues s’inspireront de ce concept comme Alfred Ledermann, alors secrétaire général de la Fondation Pro Juventute, qui introduira ce concept en Suisse. Ou le groupe Ludic, qui s’opposera à la standardisation et imaginera des centaines de places de jeux, associant blocs de béton, barres de gymnastique, cordages extensibles, matériaux recyclés et bacs à sable.

En Suisse, il faut attendre les années 50 pour que de véritables aires de jeux voient le jour. Alfred Trachsel, père de trois enfants, prend exemple sur ses confrères nordiques pour concevoir une première aire de jeux pour sa propre famille. L’architecte zurichois souhaite donner aux enfants un espace où vivre de vraies expériences sans être sifflés par le gardien du parc parce qu’ils ont foulé la pelouse !

«Trachsel a vraiment intégré les places de jeux dans la topographie de la ville avec des jeux composés de tubes en béton ou en acier. Et on lui doit de nombreuses créations depuis son premier projet, « Sonnengarten » au lotissement du Triemli en 1951, jusqu’aux aires Robinson conçues avec Alfred Ledermann dès 1954. Il devient un spécialiste, n’hésitant pas à proposer différents types de revêtements, avec parties sableuses ou asphaltées afin de répondre aux besoins des plus petits comme des plus grands, poursuit Gabriela Burckhalter. Dans un style plus brut, l’artiste sculpteur Mickael Grossert conçoit quelques projets dont l’un, en ciment coloré, est encore visible aujourd’hui dans la cour de l’école primaire de Reinach.»

En 2015, la Ville de Lausanne a reçu le ‹ Prix allemand pour les espaces de jeux › pour ‹ La Cigale ›.

Courir, se cacher et jouer dans la ville

«Durant les années 60 à 70, l’esprit participatif s’impose, notamment à travers le DIY et on offre toujours plus de place à l’enfant, raconte-t-elle. On souhaite qu’il s’exprime librement et devienne autonome.» Cette décennie verra l’apogée des aires de jeux avec des projets toujours plus débridés. « De jeunes architectes comme Le Corbusier se font la main avec un premier projet consacré aux aires de jeux, explique-t-elle ». Les lieux se dotent de constructions abstraites, de sculptures à escalader, de tunnels comme celles d’Isamu Noguchi, Aldo Van Eyck ou Richard Dattner. Apparaissent aussi de nouveaux matériaux peu onéreux et offrant toute une palette de possibilités. Matière à la fois malléable et résistante, disponible dans toute une gamme de coloris, le plastique deviendra l’un des matériaux phares de ces années. Le Lozziwurn – Scoubidou conçu par le sculpteur suisse Ivan Pestalozzi en 1972 deviendra l’un des éléments les plus populaires dans les parcs suisses. Composé au minimum d’une vingtaine d’éléments tubulaires droits ou courbés, ce gros ver en plastique coloré est percé par endroits pour faciliter l’entrée et la sortie des enfants. Aujourd’hui encore, cette structure fait figure de référence, même s’il ne correspond plus aux normes de sécurité actuelles.2016 – n° 39

Les années 80 vont mettre un terme aux utopies sociales et politiques, et imposer au fil des années des normes qui vont profondément modifier l’allure des aires de jeux. Désormais, les architectes paysagistes et autres créatifs doivent composer avec des spécialistes. A ce titre, le bureau de prévention des accidents (BPA) propose des cours intensifs ainsi qu’une brochure détaillée sur les normes de sécurité à respecter. En Suisse, les municipalités et leur service d’« Espaces verts » prennent en charge la création et rénovation des espaces de jeux. « Aujourd’hui, près de 90% de nos chantiers sont des rénovations ou des réaménagements, mais il nous arrive encore d’en créer », précise Pétra Meyer, responsable des places de jeux pour la Ville de Lausanne avant d’ajouter : «Notre bureau de planification s’occupe de la conception et nos équipes de terrain se chargent de l’entretien et parfois même de la réalisation. Mais nous mandatons souvent cette dernière étape.»

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Aire de la Cigale

Des aires sécurisées qui ne freinent pas la créativité

Concernant les équipements, la Ville fait appel à des concepteurs spécialistes des normes de sécurité (SN EN 1176). « On ne peut plus se permettre de construire les structures en interne. Nous devons confier nos idées à une entreprise spécialisée qui connaît les normes sur le bout des doigts. » En 2015, la Ville de Lausanne a reçu le « Prix allemand pour les espaces de jeux » pour « La Cigale ». Une place pensée pour tous, accessible aux enfants en situation de handicap grâce à des revêtements synthétiques sans obstacle qui facilitent le passage des fauteuils et à des jeux qui associent tous les enfants. Depuis 2011, la Ville a réalisé une vingtaine de projets dans le parc de la Brouette, la promenade de la Sallaz ou le quartier de la Boisy qui accueillerait le toboggan le plus rapide de la ville. « Nous avons fait le choix de ne pas segmenter les jeux par tranches d’âges et d’éviter les clôtures entre, d’un côté, les jeux pour les petits et, de l’autre, ceux pour les plus grands. Cela crée moins de problèmes pour les familles ayant plusieurs enfants » explique Pétra Meyer. Seule exception, la place inaugurée à Vidy en avril, destinée aux enfants de moins de 36 mois ; les normes de sécurité n’étant pas les mêmes. Au niveau des équipements, la volonté politique de Lausanne est de revenir aux éléments simples et naturels. « Le monde d’aujourd’hui est devenu tellement aseptisé que nous privilégions les matériaux stimulants du point de vue sensoriel, associant bandes de gazon, plantes, copeaux ou gravier rond avec des jeux en bois de mélèze ou de robinier », précise Pétra Meyer. Mais tout cela a un coût. Il s’échelonne entre 50 000 et 500 000 francs en fonction de la surface à construire, et les prix peuvent encore s’envoler, car le choix du revêtement de sol influence grandement le coût final. « On essaie de rester aux alentours de 150 000 à 300 000 francs pour un aménagement complet, reconnaît la responsable des places de jeux, mais il faut aussi prévoir les frais liés à la maintenance, car des contrôles et des mesures de rénovation sont effectués régulièrement afin d’assurer la sécurité des enfants tout au long des années. »

Si les villes de Lausanne et de Bâle font un peu figure de prou en matière de conception de nouveaux espaces pour les enfants, Pro Juventute s’inquiète. La Fondation a lancé en automne 2015 une campagne baptisée « espace de liberté – plus d’espace pour les enfants » afin de sensibiliser les autorités et les parents. Elle s’appuie sur l’art 31 de la convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (CDE) qui reconnaît à ce dernier le droit de se livrer aux jeux. Mais la ville ne serait plus vraiment adaptée. « Dans les centres-villes, la densification des constructions et du trafic urbain ont compliqué l’accès aux espaces de jeux, explique Monique Ryf Cusin, responsable du bureau romand de Pro Juventute. Les enfants doivent traverser des rues ou être accompagnés d’un adulte. » Et cela poserait des problèmes multiples. « Aujourd’hui, 77% des accidents subis par les enfants sont dus à des déficits de motricité. Ils ne peuvent plus faire leur propre expérience, ont des difficultés à attraper une balle, à tenir en équilibre sur un muret ou à grimper à un arbre. Moins de jeux en extérieur implique aussi moins de contacts sociaux, moins d’occasion, de se confronter avec l’autre, de gérer les conflits, d’apprendre à tomber, ou d’éveiller sa créativité », poursuit Monique Cusin. Sans parler des problèmes de surpoids qui touchent un jeune suisse sur cinq !

La solution pourrait bien venir du privé, car la loi impose qu’un espace de détente avec banc et jeux soit dédiés pour toute construction de plus de trois appartements. « Malheureusement, cela se résume souvent à quelques dalles synthétiques et un ou deux jeux sur ressort installés dans des endroits peu propices », déplore Pétra Meyer. Aussi, la Ville de Lausanne a eu l’idée d’éditer un mini-guide listant cinq conseils essentiels à l’intention des gérances des propriétaires privées, architectes et promoteurs (Cf.Lien). De quoi rassurer Pro Juventute, tout en remettant un peu de convivialité au centre de la cité.

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Aire de Boisy
Rubriques
Société Urbanisme