Des bienfaits à la calamité
Difficile d’empêcher notre société d’aller de l’avant. Mais à vouloir avancer trop vite, elle se laisse parfois dépasser par ses propres inventions.
Cela fait belle lurette que l’on se méfie du progrès. Cette notion, affublée d’une aura de vertu par les révolutionnaires français, semble très naturellement représenter une amélioration bienvenue par rapport à l’affreux conservatisme que nul n’ose plus considérer comme une option. En écho à Bernanos, qui dénonçait d’avance la civilisation des robots dès l’après-guerre, François de Closets publiait chez Gallimard, en 1972, un essai très lu, intitulé En danger de progrès. Comme on se souvient de l’usine à corned-beef de Tintin en Amérique publié en 1931 ou de l’ouvrier débordé du film Les Temps modernes tourné par Chaplin en 1936. Tout cela, c’était avant l’ère numérique.
Génération alphabétique
Les jeunes adultes d’aujourd’hui n’ont connu ni les téléphones à cadran, ni les jouets mécaniques, ni les bandes magnétiques : l’électronique, puis l’informatique et internet ont bouleversé l’ensemble de nos modes de vie. Malgré les efforts de certains fanatiques rêvant de ramener l’humanité quelques siècles en arrière, nul ne songe à remettre en question les bienfaits de la technologie médicale, par exemple, ni la sécurité globale du travail ni la liberté de voyager… quoique le Covid soit passé par là. Parlons-en, d’ailleurs, de cette fameuse pandémie : si elle a limité nos libertés, elle a aussi accéléré la numérisation de secteurs encore rétifs à l’abandon du rôle de l’être humain dans leurs processus de fonctionnement.
Source inépuisable d’inventions et d’information, internet a généré la société numérique contemporaine, celle où un simple téléphone portable est parvenu à supplanter les secrétaires, les photographes, les éditeurs d’annuaires, les géographes, les billets de banque et même la carte de crédit, symbole de modernisme devenu presque ringard sous sa forme bêtement physique. Le livre résiste encore, tandis que les chaînes de télévision s’étiolent et les journaux perdent leurs abonnés, y compris numériques. On ne veut plus d’articles, on réclame des « contenus ». On n’aime plus les grilles de programme, on zappe sur YouTube. On ne discute plus au café ou à la table familiale, on chatte sur les réseaux. Le numérique, avec ses formats souvent superficiels et réducteurs, a conquis les générations auxquelles on donne maintenant des noms de lettres de l’alphabet – romain, car le grec est pris par les virus mutants.
Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable.
Effets pervers
Outre la question de la sécurité des données, traitée ailleurs dans cette édition d’Immorama, se posent celles de la dépendance générale du numérique et de l’effet sur les cerveaux humains de ces surdoses permanentes de données, d’écrans, de stimulations effrénées. Dans La Fabrique du crétin digital (Éd. du Seuil), Michel Desmurget, docteur en neurosciences, accuse : « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais, sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle ». Et plus loin : « Pour se construire, [le cerveau] a besoin de tempérance sensorielle et de présence humaine. Or, l’ubiquité digitale lui offre un monde inverse, fait d’un bombardement perceptif constant et d’une terrible paupérisation des relations interpersonnelles ». Tout est dit, et les études se multiplient à travers le monde développé, qui aboutissent toutes à la même conclusion : le temps passé sur les écrans nuit notamment à la concentration et à la mémorisation. Pire, pour les petits enfants, le développement cérébral peut être compromis.
Tragédies numériques
Mais, dira-t-on, le progrès, sous sa forme actuelle, a du bon : envoyer un e-mail, commander un billet d’avion, exécuter des opérations financières, vérifier un certificat Covid avec un beau QR-Code, cela change la vie ! Le télétravail, quel gain de temps, quelle suppression des distances, quel geste pour l’environnement ! Les effets pervers de la numérisation sont la plupart du temps sous-estimés, négligés ou niés. Là où, autrefois, un dialogue pouvait s’établir avec un conseiller, c’est un robot qui répond. La moindre erreur dans une entrée de données est irréparable – « Notre système ne permet pas de revenir en arrière », entend-on fréquemment. Des rappels d’impôt assortis de menaces de poursuites sont envoyés pour une dette de 1 centime ; ailleurs, des centenaires sont considérés comme des enfants : chacun se souvient de l’annonce de l’Office fédéral de la santé publique à propos d’une fillette de 9 ans morte du coronavirus en 2020, et des excuses qui suivirent : le patient (un homme) avait en fait 109 ans, mais le programme informatique ne pouvant prévoir un âge à trois unités n’avait retenu que les deux derniers chiffres. Ou encore de cet ouvrier tué par un robot dans une usine de Volkswagen en 2015, de l’accident d’une Google Car autonome en Californie ou de l’application GPS Waze qui a conduit deux automobilistes israéliens dans un camp palestinien en Cisjordanie, provoquant une rixe dans laquelle un Palestinien a été tué.
La prophétie de Hawking
De fait, si les voitures électriques sont décrites par certains comme « des véhicules dont le pot d’échappement est ailleurs », si les serveurs géants de courrier électronique finissent par produire plus de CO2 que les vieilles motocyclettes des facteurs, on peut trouver 100 autres exemples qui remettent en cause l’action simplificatrice de la numérisation et le culte aveugle du progrès. Laurent Alexandre, fondateur de la plateforme Doctissimo, rappelle qu’outre le numérique, les nanotechnologies, biotechnologies et sciences cognitives représentent « une révolution bien plus importante que celle du XIXe siècle avec l’automobile et l’électricité. Le problème majeur est la méconnaissance totale de la classe politique, et donc à une plus grande échelle de la société tout entière, de ces domaines qu’Américains et Asiatiques maîtrisent bien mieux que l’Europe ». Pour le coup, le « village global » risque quand même d’avoir des quartiers moins évolués que d’autres. Un épisode impliquant une célébrité résume à lui seul tout le paradoxe du progrès. En 2016, Stephen Hawking, l’un des plus grands scientifiques du siècle, déclarait à la BBC que les 100 prochaines années « allaient être très dangereuses pour l’humanité à cause des progrès de la science et de la technologie ». Le génie anglais, décédé en 2018, pointait ainsi du doigt les bombes nucléaires et les virus génétiquement modifiés. Il reconnaissait cependant que le progrès était inéluctable : « Nous n’allons pas arrêter de faire des progrès, ni reculer, donc nous devons en reconnaître les dangers et les contrôler. » Atteint de sclérose latérale amyotrophique depuis ses 21 ans, le spécialiste mondial des trous noirs ne pouvait plus parler depuis les années 80 et communiquait… à l’aide d’un ordinateur et d’un logiciel spécifique. En elle-même, sa survie jusqu’à l’âge 76 ans constitue une illustration des avancées de la médecine, le mal dont il souffrait étant considéré comme mortel à l’échéance de cinq à dix ans. ■