« Where r u ? »

« Where r u ? » Cette question – les statistiques en font foi – est celle qui est le plus souvent posée dans l’univers en expansion permanente du cyberespace.

Tout l’imaginaire de la cité numérique est conquis par une nouvelle ‹ culture porno-érotique ›.

Chaque jour, l’écho de ces quelques mots suivis de leur point d’interrogation sont réverbérés plusieurs centaines de millions de fois. Tout le monde cherche tout le monde, tout le temps. L’absence de l’autre est insupportable. Notre curiosité, insatiable. La frustration engendrée par le fait de ne pas savoir, intolérable. Internet qui nous offre les moyens de nous passer totalement des autres, de vivre, si nous le désirons, en autarcie émotionnelle, nous a rendus totalement dépendants de l’autre. Et cette addiction croît à mesure que la ville où nous habitons devient plus intelligente. Il y a vingt ans, Séoul a échappé à une terrible crise sociale en faisant le pari qu’elle deviendrait, en un temps record, la « municipalité la plus sophistiquée de la planète ». Pari réussi. Il en a coûté presque 800 millions de dollars aux finances publiques de la capitale sud-coréenne mais aucune ville dans le monde ne fait un usage aussi massif et pertinent des TIC pour faciliter la vie de ses citoyens. Séoul est devenue « l’ambassade sur Terre de l’univers virtuel ». La ville, les machines qu’elle a intégrées à son fonctionnement et ses habitants ont fusionné en un seul système nerveux. L’amour, l’échange, le contact semblent être les obsessions de cette conscience artificielle et humaine à la fois. L’application « Between », lancée en 2011, promet d’être un espace d’intimité virtuelle partagé avec un contact seulement. Chaque mois, ses 4,5 millions d’abonnés s’envoient 800 millions de messages d’amour. La moitié des habitants de Séoul, âgés de 20 à 30 ans, font un usage quotidien et très souvent compulsif de cette application où l’on ne parle, avec l’élu(e) de son smartphone, que d’amour. Celui qui naît, celui qui rend heureux et fou, celui qui désespère quand il s’éteint.

Le tohu-bohu sentimental

Cette croissance parallèle de l’intelligence des villes et du tohu-bohu sentimental est une constante universelle. Les passions qui envahissent le Net ne sont plus seulement des sentiments de basse qualité, de faible intensité. Le Net est en train de devenir l’espace où ceux qui le cherchent vont de plus en plus souvent trouver le grand amour. Entre 2005 et 2012, un tiers des Américains qui ont formé un couple ont trouvé leur conjoint sur les réseaux. Ces unions semblent plus durables et plus heureuses que celles qui sont le fruit d’une rencontre faite dans un cadre plus traditionnel. En fait, c’est un bouleversement total de la relation amoureuse qui s’annonce et les épicentres de cette révolution se trouvent dans les villes les plus connectées. Les Smart Cities parlent elles aussi d’amour. Les messages, les sollicitations qu’elles envoient sont celles que l’on aimerait recevoir d’un amant attentionné, d’une maîtresse qui serait tout à la fois passionnée et indulgente. Les villes connectées se sont attribué leur territoire sur nos cartes du tendre. Le citoyen devient un conjoint avec qui la ville va lutter contre la pollution, les gaspillages, l’insécurité, la mauvaise gouvernance. Les couples qui durent sont ceux qui ont de grands projets en commun. La cité électronique n’est pas avare de preuves de l’affection qu’elle porte à ses administrés. Chacun, s’il le souhaite, reçoit des informations sur les spectacles, des réductions. La ville évite à ceux qui communiquent avec elle de passer des heures dans les embouteillages. Elle trouve des places de stationnement libres, fait garder les enfants à la crèche. Elle s’interpose, protège, conseille. C’est avec sa ville intelligente qu’on surmonte les soucis quotidiens. Les impôts que l’on paie ne sont plus des impôts, ils deviennent des contributions aux frais du ménage. La ville intelligente bombarde d’amour ses administrés. Comment pourrait-elle mieux faire oublier ce qu’elle pourrait devenir si elle ne plaçait pas le bonheur de ses amants-citoyens au centre de ses préoccupations ? À Chongqing, un demi-million de caméras surveillent 6 millions d’individus qui ne sont vus que comme des fauteurs de troubles potentiels. La municipalité a désormais les moyens de garder une trace de toutes les conversations échangées sous quelque forme que ce soit, de tous les déplacements, de tous les passages sur les réseaux sociaux, de tous les achats effectués par ses administrés. Cette énorme masse de données malaxée en permanence par les ordinateurs ne sert qu’à assurer le fonctionnement sans accrocs d’une des plus énormes villes-usines de Chine. Pour ne pas être soupçonnée de n’être qu’un vaste système de surveillance, la ville intelligente se pose en garante des libertés et des droits de chacun. Il lui arrive même de soutenir les mouvements de contestation sociale. À Saragosse, la municipalité a contribué à l’organisation de manifestations contre le gouvernement espagnol en mettant ses ressources informatiques à la disposition des manifestants. Medellín, en Colombie, longtemps capitale du crime en Amérique du Sud, est arrivée à se faire aimer de ses citoyens en leur permettant de participer concrètement, via leurs smartphones, à la pacification et à l’embellissement de leur ville. Ailleurs, les Smart Cities se portent garantes de leurs vertus démocratiques en laissant un accès libre à leurs bases de données, jouant ainsi la carte de la transparence absolue. Mais c’est en mettant à disposition les outils technologiques nécessaires pour que chacun puisse jouir d’une liberté digitale sans limites que les villes intelligentes savent se montrer les plus séductrices. L’intégration des réseaux numériques à l’espace urbain n’a guère tardé à créer les conditions idéales d’un corps-à-corps généralisé. Tout l’imaginaire de la cité numérique, constatent les sociologues qui étudient la question, est conquis par une nouvelle « culture porno-érotique ». La ville électronique, nue, transparente, est au moins aussi sensuelle qu’intelligente.

Un bouleversement total de la relation amoureuse s’annonce et les épicentres de cette révolution se trouvent dans les villes les plus connectées.

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Innovation Urbanisme