« Vache sacrée » dans les rues de la capitale allemande, la « petite reine » dépasse les bornes.

Changement de mœurs sur les chaussées allemandes : là où il n’y a pas si longtemps, l’étoile de Mercedes-Benz valait priorité sur tous les autres véhicules, et ouvrait large la route aux capots qui en étaient munis, c’est désormais le guidon des vélos qui fait office de passe-droit. Quelques heures à Berlin suffisent pour le saisir : les cyclistes sont devenus les rois de la route, sorte de vaches sacrées du trafic urbain qu’ils façonnent à leur guise.

Prenez la grande avenue Unter den Linden, un matin de semaine quand les étudiants de l’université toute proche se hâtent vers leurs amphithéâtres, et les fonctionnaires vers leurs ministères. Au moindre feu rouge, les voitures se retrouvent encerclées par des dizaines de vélos ; les uns à côté des autres, ils prennent autant de place qu’un bus et quand le feu passe au vert, ils s’élancent comme un seul homme, en une masse si compacte qu’ils contraignent tout le trafic à adopter leur vitesse. Quand ils ne s’arrogent pas tout simplement du code de la route : selon les statistiques de la police berlinoise, 60 % des 500 000 cyclistes de la ville (deux fois plus qu’il y a dix ans !) sont en infraction au moins une fois par jour. Écouteurs sur les oreilles, cellulaire à la main, mépris des priorités, des sens interdits ou des zones piétonnières, délits de fuite, leur attitude représente un danger permanent, pour les piétons ou pour eux-mêmes. L’an dernier, le nombre de blessés graves parmi les cyclistes a bondi de 43,5 %. Andreas Knie, sociologue dans un centre de recherche berlinois (WZB), parle d’une révolution des transports comparable à l’arrivée d’Internet : la liberté, l’anonymat, la fluidité… A vélo, on est « cool, dans le vent » et contrairement au cow-boy de la marque de cigarette, on est même porteur d’une certaine « caution morale, incarnation d’une vie saine et respectueuse de l’environnement ». Le sentiment de supériorité qui en découle donne des ailes. Dans toutes les grandes villes allemandes, les cyclistes s’organisent pour peser sur les décisions politiques.

Le sentiment de supériorité qui en découle donne des ailes.

Des revendications entendues plutôt d’une bonne oreille par la municipalité de Berlin dirigée par une grande coalition social-démocrates/conservateurs. La capitale allemande vient d’adopter une feuille de route très largement favorable aux deux-roues, leur accordant par exemple l’accès aux couloirs de bus ou des emplacements autrefois réservés à des places de parking pour voitures. Burkhard Horn, l’auteur de ce rapport, se défend pourtant de faire du favoritisme ; Berlin a trop longtemps délaissé les cyclistes pour lesquels la ville n’investit que 7 millions d’euros par an, soit 18 fois moins que ce qu’elle dépense chaque année pour ses trois opéras. « Il est temps de dépoussiérer notre concept routier afin de répondre au boom du vélo. » Selon lui, c’est le seul moyen d’apaiser les relations entre les uns et les autres dans l’espace public, même si la porte-parole de la régie des transports en commun crie déjà au scandale : « La municipalité doit trancher et dire clairement qui elle privilégie, les bus ou les vélos. »

Du côté des piétons, on enrage une fois de plus. Pour le président de la Fédération des piétons, Bernd Irrgang, ces derniers sont clairement une espèce menacée en Allemagne, leur espace de vie – les trottoirs – étant envahis par les vélos qui y circulent ou s’y garent. L’arrivée l’an dernier de cycles en libre-service pour les touristes, et des bornes de parking qui vont avec, a encore restreint l’espace. Pour l’instant, la question de parkings souterrains n’est pas abordée à Berlin.

« De toute façon, les politiques ont toujours vu les cyclistes comme les gentils de l’histoire », tranche Bernd Irrgang. Surtout depuis qu’eux-mêmes choisissent à leur tour de circuler à bicyclette. Certains députés du Bundestag en ont même fait leur image de marque. Et lors de leur entrée au Parlement municipal de Berlin, les élus du groupe des Pirates ont officiellement demandé que la voiture de fonction qui leur était dû soit mutée en « vélo de fonction », bien plus adapté à la topographie de la ville et plus en phase avec leur idéologie. Cette requête leur a été refusée. Pour combien de temps encore ? Au pays de l’auto-reine, les Allemands possèdent déjà deux fois plus de vélos (70 millions) que de voitures.

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