Le monde selon… Sophie Swaton

Crise sanitaire, disparition de la biodiversité, urgence climatique… Pour la philosophe et économiste à l’Université de Lausanne, il reste à l’humanité neuf ans pour agir. Un délai très court, mais qui ne douche pas l’optimisme de Sophie Swaton, théoricienne de la transition écologique.

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(Jean-Noel Le Liard)
Portrait de Sophie Swaton

À quoi ressemble le monde selon Sophie Swaton ?

Il est un peu compliqué en ce moment. J’ai l’impression qu’on assiste à la fin d’un monde. À nous d’inventer le suivant. La question est de savoir quelle voie nous allons choisir.

La fin d’un monde ou la fin du monde ?

Je dis bien la fin d’un monde. Je pense à la crise sanitaire qui nous oblige à porter un masque et à ne plus embrasser ses proches sans que ça tourne au tabou. Je pense aussi à l’été pourri qu’on a vécu cette année avec des catastrophes naturelles comme personne n’en avait jamais vu, et à des pays, comme le Canada ou l’Italie, dont certaines régions ont flirté avec les 50 degrés de température. Dans le temps, on observait ces phénomènes comme des événements certes symptomatiques, mais éloignés. Aujourd’hui, on en ressent personnellement les effets, on les vit dans notre chair. À Fribourg les dégâts des inondations se sont élevés à 564 millions de francs. Et ça s’est passé là, juste à côté. La question est maintenant de savoir si on décide de s’y habituer ou si on préfère les anticiper. Je ne dis pas adapter, ce mot me hérisse. On va vivre tous nos prochains étés sous 40 degrés, mais ce n’est pas très grave, on va s’adapter. L’adaptation c’est mou. Nous avons entre cinq et neuf ans pour anticiper. Après il sera trop tard.

Ce qui est très court. Comment imaginer sauver le climat en si peu de temps ?

La fenêtre est étroite, c’est vrai. Les plans climat sur trente ans ? Non ! La fin du carbone en 2030 d’accord, mais quelles sont les actions concrètes à prendre aujourd’hui ? Autant les mesures économiques peuvent être appliquées tout de suite, autant l’idée d’une gouvernance mondiale est pour l’instant un échec. Sans consensus global sur le climat, l’avenir risque d’être très compromis. Comme le dit Thomas Wiesel  : il nous faudrait un Churchill de l’écologie !

À quelles mesures économiques pensez-vous ?

Au revenu de transition écologique (RTE) que j’ai développé, par exemple. C’est un outil de soutien immédiat à la création d’emplois en lien avec l’écologie ou compatibles avec l’empreinte écologique.

Par exemple ?

Il s’agit de toutes ces initiatives qui ne sont pas encore rentables, mais qui pourraient l’être si elles étaient soutenues. Je pense à de jeunes urbanistes qui ont des projets d’aménagement du territoire avec des pistes cyclables, aux architectes qui veulent construire avec des matériaux comme la chaux ou la paille, à des gens qui se lancent dans le coaching en durabilité, qui développent de l’écotourisme ou des solutions de finances durables. Le RTE apporte un revenu ou un complément de revenu à ces personnes, leur donne des formations adaptées et les met en réseau pour qu’elles trouvent des emplois notamment dans des entreprises pour lesquelles elles pourraient mettre en place de nouveaux modèles économiques. Pour l’instant on est encore au stade expérimental avec des financements qui viennent principalement de fondations privées, de subventions publiques et de mandats. Ces actions concrètes soutenues par des acteurs institutionnels montrent que le basculement est à portée de main.

Il nous faudrait un Churchill de l’écologie !

Thomas Wiesel  , humoriste suisse

De quel basculement parlez-vous?

Je parle d’un basculement au niveau spirituel. C’est d’avoir le courage de se regarder en face et de se demander : qu’est-ce qui nous fait peur, pourquoi sommes-nous dans le déni, moi la première ? C’est de dire « j’ai envie de faire » plutôt que « il faut », « on devrait ».

On a pourtant l’impression qu’il n’y a que la contrainte qui fonctionne. On nous oblige à être vaccinés pour lutter contre le virus. On nous oblige à rouler électrique pour sauver le climat.

C’est une erreur. Le dogme est quelque chose d’écrasant, d’affreux et d’extrêmement dangereux si vous faites peser toutes les responsabilités sur les individus. Je viens d’une génération qui a été élevée au Nutella avec l’idée que le bonheur se trouvait dans la consommation. Je ne viens pas de l’écologie. J’ai une voiture, je voyage en train, mais s’il faut prendre l’avion, alors je revendique de le prendre. Il est nécessaire de garder un certain confort, de faire le tri entre les choses qui nous paraissent essentielles et celles aux-quelles on peut renoncer partiellement. Qu’est-ce qui nous rend vraiment heureux ? Avons-nous besoin d’avoir dix paires de jeans ? Avons-nous besoin d’acheter tous les deux ans un nouveau smartphone dont on sait qu’il est une bombe de pollution ? Il y a un juste milieu à trouver entre les ayatollahs de l’écologie et les pollueurs inconscients.

Comment trouver ce juste milieu ?

Par la recherche de sens qui n’a jamais été autant d’actualité. Rester chez soi trois mois à être payé pour travailler, est-ce que ça a du sens ? Qu’est-ce qu’on fait tout seul à la maison sans boire de café dans un bistrot, sans voir personne ? Pour moi, le monde d’aujourd’hui pose la question du sens individuel et du sens collectif, parce que c’est ensemble qu’on arrivera à faire bouger les choses. La crise climatique est mondiale. La Suisse aura beau être la championne du recyclage, ce n’est pas elle qui freinera l’effondrement de l’Amazonie, mais en subira, comme les autres, les conséquences dramatiques. L’être humain doit prendre conscience de sa grande vulnérabilité pour qu’il agisse sur tous les plans : mobilité, urbanistique, psychologique, philosophique… Les transports publics, les toits solaires, les voitures électriques, tout ça, c’est très bien, mais ces solutions microindividuelles doivent être repensées en mode partagé : covoiturage, coopérative, etc. Les villages autosuffisants existent et fonctionnent très bien. Ce ne sont pas des repaires à survivalistes qui vous accueillent à coups de fusil. Reste à savoir si on veut se servir de ces expériences pour rendre nos villes plus agréables à vivre.

Vous parlez de changer les habitudes des gens. N’est-ce pas une mission impossible ?

L’être humain est ainsi fait : il déteste le changement. Il n’aime pas l’entre-deux. Pour lui, la transition représente une angoisse qui perturbe ses habitudes bien ancrées. Changer, cela signifie perdre quelque chose. D’où la peur viscérale d’accepter la nouveauté. Les enfants adorent essayer de nouvelles choses, mais cette curiosité disparaît en vieillissant, tout comme la créativité. Nous manquons d’outils et d’accompagnement psychologique pour développer d’autres capacités, d’autres sensibilités au vivant, d’autres aspirations que celles qui répondent strictement à nos besoins élémentaires qui sont de dormir, se nourrir et travailler. Nous pouvons dépasser la contrainte par une forme de relance de soi, de se percevoir comme un être vivant parmi les autres espèces animales qui doit absolument coopérer s’il ne veut pas disparaître. Nous devons donc revoir nos valeurs. Et là, c’est mon petit côté nietzschéen qui parle. Ce qui valait hier ne vaut plus aujourd’hui. Du coup, on invente sans cesse les valeurs qu’on veut créer. À la condition qu’elles ne soient ni forgées sur le dogme, ni imposées par un fascisme vert dont personne n’a envie, mais qu’elles soient fondées sur une sensibilité, un autre regard bienveillant de collaboration avec les autres, aussi par rapport à soi. Sans pour autant se sacrifier. Pascal, ça suffit ! On a le droit de gagner de l’argent, on a le droit d’avoir un emploi digne. On a besoin de réfléchir ensemble, pas d’être divisés. On a besoin de culture, de spectacles, de boire l’apéro, de voir du monde… On a besoin de rêver les choses. Mais comment voulez-vous qu’on rêve à quoi que ce soit enfermé chez soi en se disant qu’on va devoir subir une troisième dose ?

Secouer les mentalités reste très compliqué. Même en Suisse, où la population se veut écolo, le peuple a refusé cette année la loi CO2 qui aurait pu faire avancer la cause écologique. Pourquoi, selon vous ?

Franchement, je comprends que les gens l’aient refusée. Ras-le-bol de rajouter de la contrainte en pleine crise du Covid. On n’allait pas encore s’imposer ça. Cette loi a été présentée de manière très maladroite. Les opposants ont été efficaces. Les partisans, eux, n’ont pas eu le temps d’expliquer ce qu’ils faisaient sur les plateaux de télévision. La communication dans ce domaine est un vrai problème. Les médias tournent en boucle avec des histoires de catastrophes et d’horreur, parce que les gens adorent lire et voir ce genre de choses. Du coup, nos initiatives ont de la peine à se frayer une place au milieu des incendies de forêt et des talibans. Pourtant, le public plébiscite les documentaires et les films sur le sujet. Si Demain Genève a eu tellement de succès c’est parce qu’il montrait des gens qui font. Pas de grand concept ni de grand discours économique… Juste des personnes qui se retroussent les manches.

Pour régler les crises, quelles soient climatiques ou sanitaires, la réponse est souvent technologique. Qu’en pensez-vous ?

Agréger la crise écologique à une réponse uniquement technologique est problématique. La technologie, c’est très bien, mais elle reste encore réservée à ceux qui peuvent se la payer. Je pense aux voitures électriques qui sont encore inaccessibles aux ménages modestes, mais aussi au bio qui est très cher. Laisser cette situation s’installer, c’est prendre le risque de créer de la dissociation de classe, de creuser des inégalités qui sont déjà très profondes et d’instiller de la culpabilité chez ceux qui voudraient agir, mais qui ne le peuvent pas, pour des questions de coût notamment.

Et si on arrêtait tout maintenant ?

Ça ne servirait à rien. Il y aurait quand même des effets sur le climat dans quarante ans parce qu’il y a un décalage entre le présent et nos émissions dans le passé. De toute manière, on n’y échappera pas. Dans dix ans, la température aura augmenté de 1,5 degré, c’est certain, on le sait. Et puis il y a aussi la biodiversité. On ne peut pas séparer la lutte contre le réchauffement climatique de la lutte pour protéger le vivant. Parce que la biodiversité qui s’effondre est une catastrophe. On le voit au niveau des insectes et des oiseaux. L’être humain oublie trop souvent qu’il se trouve au sommet de la pyramide de l’écosystème. En cherchant à sauver la planète, c’est avant tout lui qu’il cherche à sauver. La terre se remettra très bien des outrages qu’il lui fait subir. S’il disparaissait, elle serait même débarrassée d’un parasite très prédateur.

Face à de tels enjeux, comment rester indéfectiblement optimiste comme vous l’êtes ?

En voyant que les choses bougent malgré tout. Les demandes au sujet du RTE explosent. Les banques commencent à accompagner des fondations comme Zoein, que j’ai initiée et dont le nombre de mandats augmente. Ce n’est pas ça qui va sauver le monde et la transition est encore loin devant nous, mais ce sont des signes très encourageants pour dépasser le stade de l’expérimentation et que le politique prenne le relai.

Vous pensez donc qu’on va y arriver ?

Oui, je pense qu’on va y arriver. Les prochaines années vont être tellement compliquées qu’il y aura forcément une prise de conscience. Qui aurait cru, il y a deux ans, qu’on porterait tous des masques ? Qui aurait cru qu’il n’y aurait plus de mariage, qu’on ne pourrait plus assister à un enterrement ? On a vu comment dans une situation qu’on ne contrôle plus, d’autres s’occupent de la contrôler pour nous. Ce qui est très désagréable. On peut critiquer la manière dont les gouvernements ont géré cette crise, mais quand ils veulent des centaines de milliards d’euros pour la régler, ils s’entendent pour les débloquer. Ma seule hésitation concerne la voie qu’on va prendre. Va-t-on choisir la plus agréable ou la plus autoritaire ? Un mélange des deux ? Je ne sais pas. Sartre disait qu’on n’avait jamais été aussi libres que pendant la guerre. On avait le choix entre collaborer, résister ou rester neutre. À l’humanité de choisir : soit elle continue comme si de rien n’était, soit elle applique des solutions, soit elle ne prend aucune décision. Mais elle sait ce qui l’attend. ■