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Dans la ferme du futur

Comme à la ville, les technologies transforment la vie des champs et notre rapport à l’alimentation. Une mutation encore aux prémices, mais qui porte déjà un nom : le « smart farming ».

Ils ont l’impatience d’un monde meilleur chevillée aux lèvres, parlent vite, ont la petite trentaine, sortent d’écoles d’ingénierie, d’agronomie, de biologie et de design. Ils aspirent à un monde plus sain, respectueux de l’environnement dans lequel le consommateur connaîtrait le produit qu’il mange et l’agriculteur qui le cultive. Tout cela grâce à une connaissance approfondie par l’intelligence artificielle devenue la composante indispensable des initiatives innovantes.

« Aujourd’hui, cultiver localement parle à tout le monde », lance, enthousiaste, Grégoire Gentile, diplômé en génie mécanique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et cofondateur de Caulys. Créée en janvier 2019, la start-up suisse a testé, pour le restaurant de l’EPFL, une petite ferme urbaine fournie clé en main. L’ensemble prend la forme d’une serre automatisée et modulable – de 1 à 4 étages –, toute simple à utiliser. Une fois les pots remplis de graines et de terre installés sous leur couvert, un système relié à internet optimise les ressources de lumière et d’eau nécessaires à leur croissance. Il ne reste plus qu’à écouter pousser micropousses (cresson, oignon) et herbes aromatiques, riches en valeurs nutritives, et à les récolter. La jeune entreprise, qui proposera bientôt des laitues, cherche à s’implanter auprès des restaurateurs et même chez les particuliers. « Il y a une vraie demande des entreprises pour leurs restaurants collectifs afin d’apporter de la durabilité au sein de l’espace de travail. On pense aussi qu’un jour tout le monde aura sa petite ferme dans sa cuisine. Avec quatre étages, une Caulys-Farm peut nourrir une famille en légumes verts », explique l’ingénieur. Porté par l’EPFL, le projet vit désormais sa propre histoire dans une première cafétéria à Renens.

De l’autre côté de la frontière, le Français Cyril Véran, patron de la start-up Smart Farming System, partage le même point de vue sur l’avenir de l’hyperlocal et de l’agriculture verticale. « On a créé une machine plug and play modulable qui se monte en vingt-quatre heures. Notre serre utilise 97 % moins d’eau que l’agriculture traditionnelle. Ce que je cherche à révolutionner c’est la chaîne logistique trop complexe et pollueuse de la grande distribution », ambitionne celui qui espère installer ses serres intelligentes dans les sous-sols des supermarchés et des grandes villes, ainsi qu’au plus près de populations souffrant de malnutrition, comme dans des camps de réfugiés.

Intégrer l’agriculture au cœur des villes, l’idée n’est pas nouvelle, mais elle était difficilement rentable jusqu’à récemment. Aujourd’hui, les pronostics évaluent à 29 % de croissance le marché de l’agriculture verticale d’ici à 2026, ce qui en ferait le premier marché mondial d’agriculture hors-sol. Lequel serait mené par des géants américains comme Plenty ou Aerofarms qui ont réalisé d’importantes levées de fonds. Si l’efficacité du concept est encore en phase expérimentale, Grégoire Gentile et Cyril Véran sont confiants de son succès, la technologie ayant fait d’énormes progrès.

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© ecoRobotix
Avo, le robot désherbant ultraprécis développé par la start-up d'Yverdon ecoRobotix.

Un champ sur le toit

Les partisans des toits végétalisés sont moins sereins. Leur principe affiche des taux de rendement assez faibles et souffre des caprices de la météo. Ce qui n’a pas empêché la plus grande ferme sur toit d’Europe d’être inaugurée en juillet 2020 à Paris : 14 000 m2 de plantation sur la vaste couverture du Parc des Expositions de la porte de Versailles. Un véritable défi à relever, mais aussi une façon de simuler ce que pourrait être notre futur en milieu urbain. « Les start-up cherchent de nouvelles segmentations, de nouveaux réseaux de production et de distribution, mais on n’a pas encore trouvé le modèle économique », indique l’entrepreneur Didier Rousseau qui accompagne les jeunes pousses de l’économie verte et bleue afin de soutenir leur accélération, alors que les premiers fonds d’investissement se profilent sur le secteur.

« Plus on observe l’agriculture, mieux on la comprend, plus on la rend résiliente. Plusieurs éleveurs arrivent à suivre leur production, à anticiper les conditions climatiques et à adapter leur semis grâce aux nouvelles technologies. C’est aussi le bien-être animal qui est en jeu », explique Henri Landes. Le cofondateur de 34 ans de l’ONG française Landestini a élu domicile au cœur de l’Auvergne où il vient de lancer son incubateur de start-up green « en faveur de l’alimentation et de l’agriculture durables, et au service de la préservation de la biodiversité ». Rattaché à l’Office fédéral de l’agriculture, le centre de recherche suisse Agroscope a lui aussi misé sur les enjeux du smart-farming. « Même si les agriculteurs sont parfois sceptiques, les résultats sont là. L’irrigation automatisée des pommiers, par exemple, a permis d’épargner 30 % d’eau. Même chose pour le taux d’azote dans le blé qu’on a pu diminuer grâce à des outils numériques », développe Thomas Anken, chargé du groupe Production digitale. Une optimisation qui est mise en œuvre au sein de la Swiss Futur Farm (en collaboration avec AGCO et GVS Agrar AG) sur le site d’Agroscope à Tänikon (TG), dans une ferme modèle permettant de multiples expérimentations de smart-farming à l’échelle européenne. « L’agriculture de précision a pour but de permettre au cultivateur de prendre de meilleures décisions – pour utiliser des intrants agricoles plus efficacement – sans réduire les niveaux de production, précise Robert Finger, professeur en sciences agronomiques à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). En Suisse, l’adoption globale de ces technologies est encore faible, mais une étude récente d’Agroscope montre que les systèmes de direction automatique sont utilisés par un tiers des producteurs de légumes et environ 15 % des exploitations arables. »

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© Caulys
Testée dans le restaurant de l'EPFL en 2019, la Caylus-Farm présage un avenir où tout le monde cultivera sa miniferme à domicile.

Droïdes agricoles

Robert Finger mentionne la place grandissante que prennent les drones et les droïdes dans l’agriculture, comme ce robot désherbant ultraprécis développé à Yverdon par ecoRobotix, l’une de ces start-up suisses à la pointe du green. « À l’EPFZ, nous menons ainsi le projet interdisciplinaire Innofarm financé par le Fonds national suisse. Il étudie comment les nouvelles technologies peuvent être utilisées dans les petits systèmes agricoles, qui sont nombreux en Suisse, afin d’être plus rentables. » Face à l’essor du smart-farming, c’est donc une multitude de nouvelles données qui investit le secteur agroalimentaire, une manne qu’il faudra savoir gérer et adapter à l’évolution urbaine et agricole. Au musée Guggenheim de New York, l’architecte néerlandais Rem Koolhaas consacre justement une exposition sur ces défis qui attendent les territoires ruraux en termes d’économie, de démographie, de technologie, de changement climatique et de mouvement géopolitique. Son titre ? « La campagne. Le futur. »