Quand vie privée et vie publique se télescopent

La frontière entre vie privée et vie publique devient de plus en plus poreuse.

Les photos volées par les paparazzi, les états d’âme étalés sur les blogs, les images ou les propos ambigus qui se retrouvent en un clic sur les réseaux sociaux… interrogent l’intime et le quant-à-soi. Pour se rapprocher de son électorat et obtenir de lui la confiance populaire, le politique a commencé à exhiber une partie de sa vie privée dès les années 1950. A cette époque, l’image était consentie et convenue. Le plus souvent posée, elle levait le voile sur l’épouse et les enfants, sur le lieu de vie ou les loisirs. Désormais, ce type de clichés réservés à « une presse de connivence » ne fait plus recette. Pour vendre, il faut « faire le buzz », savoir exploiter les petits secrets de la République, dévoiler ruptures et autres amours illicites, amplifier les dérapages verbaux glanés aux détours d’une conversation « off » ou d’un tweet trop rapidement publié. C’est la chasse à la petite phrase, la mise en lumière de la forme plutôt que du fond… de quoi alimenter les flots continus des chaînes « Tout info » concurrencées par l’omniscience des réseaux sociaux.

Elus ou starlettes, même traitement

Sous François Mitterrand, la France découvre l’existence de Mazarine Pingeot. Le secret aura été longuement gardé par le microcosme parisien de la presse avant d’oser transgresser l’interdit. Quelques années plus tard, l’ère Sarkozy consacre la « peopolisation » du politique : Nicolas sur son cheval, Nicolas fait du jogging… le président lève le voile sur sa sphère privée, mais le retour de boomerang est violent lorsque la liaison entre son épouse Cécilia et Richard Attias s’affiche en Une d’un News Magazine. L’ire du chef de l’Etat a d’ailleurs conduit à la destitution du directeur de publication trop indiscret. Au tour de François Hollande, président en fonction, de faire les frais de cette impudence. Les photos volées au petit matin, le montrant casqué et sortant de chez une actrice, ont réveillé nos voisins français début 2014 avec une grande question : peut-on tout dévoiler de l’intimité des personnages publics ? Y a-t-il atteinte à la vie privée alors qu’un élu est en fonction ? où se situe la frontière entre vie publique et vie privée ? Lynchée par ses pairs, la directrice de Closer, Laurence Pieau, a revendiqué sa décision de publier les photos en évoquant un secret de polichinelle : « A partir du moment où cette histoire a été évoquée au Grand Journal, ndlr émission en clair de Canal+, où on en a ri sur des plateaux télé, où la rumeur courait et où elle est devenue avec ces images une information, il n’y avait pas d’hésitation. (…) Cette histoire commence à aller sur la place publique et commence à être connue par des centaines de personnes. (…) Je me sens autorisée à faire partager aux lecteurs une information connue par un nombre de plus en plus grand d’initiés. » D’autres grands hebdomadaires d’informations pourtant au courant de la supposée liaison ont préféré la taire, au nom de la déontologie journalistique… quitte à se priver d’un bon scoop. Mais ils sont de plus en plus rares à s’autocensurer, car les médias classiques sont désormais largement concurrencés par les réseaux sociaux qui ne s’embarrassent pas de morale et relaient sur la Toile à grand renfort de hashtags des rumeurs qui suscitent des centaines de commentaires en quelques minutes. Ainsi près de 6 000 tweets* ont circulé avec les #Hollande, #Gayet et #Gayetgate dans la nuit qui a suivi la sortie du journal Closer. Un préambule à l’avalanche médiatique qui suivra.

La frontière entre vie privée et vie publique réduit comme peau de chagrin

En Suisse, c’est aussi sur la Toile que les scandales éclaboussent quelques politiques et autres notables. En août dernier, c’est une secrétaire du parlement qui postait sur la plateforme Twitter quelques selfies, dévoilant des parties intimes de son anatomie, pris depuis son bureau au Palais fédéral. Dans la foulée, Geri Muller, maire de Baden et député vert se faisait épingler en s’immortalisant dans le plus simple appareil depuis son bureau de l’Hôtel de Ville, durant ses heures de travail. L’existence du cliché aurait dû rester secrète si la destinataire n’avait pas laissé fuiter l’information. Puis c’est au tour d’une magistrate vaudoise de déraper en affichant sur le réseau social Facebook une image de son compagnon torse nu oblitéré par le tampon officiel du Ministère public… Ces nouveaux comportements questionnent… les photos émises sur la Toile sontelles
toujours du domaine privé dès lors qu’elles ont été réalisées dans des espaces publics et pendant l’exercice de la fonction ? Et les propos sont-ils publics ou privés s’ils s’affichent sur des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ? Comme le souligne Laurence Allard, sociologue et ethnographe des usages des nouvelles technologies : « Avec ces nouvelles communications, nous ne sommes plus dans l’intime. Depuis le XVIIIe siècle, la lettre par exemple était le lieu de l’intériorité. Maintenant nous sommes dans l’extime : on se dévoile au plus grand nombre. » Si les données publiques côtoient les données privées, les leaks ont prouvé que ces dernières étaient aisément accessibles. En effectuant une recherche nominative sur un individu, il est rare de ne pas retrouver des données sur Facebook et autres Linkedin, voire de lire ses interventions sur des forums ou des blogs. Autrefois la loi protégeait la vie privée, mais les nouvelles sociabilités numériques ont effacé nos repères et rendu la législation difficile à appliquer. L’arrivée de nouveaux outils impose de nouveaux cadres et codes. Les smartphones notamment, avec appareil photo intégré, ont imposé l’art du selfie. Utilisé par tout un chacun, il a rapidement été repris par les people, à l’instar de Barack et Michelle Obama, pour s’humaniser et montrer un caractère authentique, « fait main ». Il y a quarante ans, l’artiste et visionnaire Andy Warhol affirmait que « dans le futur, chacun aurait droit à 15 minutes de célébrité mondiale ». Cela n’a pas échappé au journaliste d’investigation Jean-Marc Manach, auteur de La vie privée, un problème de vieux cons ? qui ironise aujourd’hui en disant que « dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat »

*sources Topsy

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