Misophonie, l’enfer des sons

Ce n’est ni une maladie ni un trouble auditif, mais un symptôme de plus en plus répandu qui rend la vie impossible à ceux qui en souffrent. Éclairage sur une galère moderne.

Elvire est une jeune Parisienne de 18 ans, bien née et bien éduquée, à l’empathie très au-dessus de la moyenne et dotée d’une vraie vision du monde. Un tableau quasi idéal, une bénédiction apparente pour chaque parent ici-bas, mais la demoiselle possède un côté sombre : elle ne supporte pas certains bruits. Ça peut sembler anodin dit comme ça, mais tentez une mastication de fruit juteux avec force succions dans la même pièce qu’elle, ou quelques petites toux basses répétées, et elle se transforme en cavalière de l’apocalypse. Elle perd tout sens commun et peut s’en prendre aux « coupables » de façon très agressive.

Moments gâchés

Des réactions qui rendent la vie compliquée pour elle comme pour ses proches, car c’est bien le premier cercle de ses relations qui est le plus touché – vu qu’on peut se permettre avec lui des choses qui tourneraient au conflit ouvert avec des inconnus. Son frère aîné déguste dès qu’il respire un peu trop fort, mais l’agacement fonctionne également dans l’autre sens : son père dit devenir fou quand il la voit se boucher les oreilles en voiture chaque fois qu’il mâche un chewing-gum. Reste qu’elle se pose ici en première victime, celle qui est la plus malheureuse de cette situation : « Je sais que je ne vais pas pouvoir ignorer le bruit, et que certains moments en seront gâchés, confesse-t-elle. C’est triste, surtout quand je me trouve avec des gens que j’aime, mais c’est impossible de masquer ma rage. J’ai du mal à respirer, je me fige avec le regard dans le vide en essayant de penser à autre chose. Les gens le voient bien, et je culpabilise, car je sais que ce n’est pas leur faute, qu’ils se sont toujours comportés comme ça. Je sais que ça vient de moi, mais sans savoir d’où. »

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(Tania Candiani)
El Sonido del Fuego (Le son du feu), 2021. Une installation de 10 trompettes en verre de l’artiste mexicaine Tania Candiani.

Compassion difficile

Sa famille a longtemps considéré son attitude comme un caprice de princesse au petit pois (le fabuleux conte d’Andersen paru en 1835) sans lui témoigner la moindre compassion. Ce symptôme porte cependant un nom : la misophonie, un trouble identifié et nommé il y a à peine quinze ans par Pawel Jastreboff, un neurophysiologiste américain. C’est une gêne plus que sérieuse qui se déclare en général à l’enfance ou à l’adolescence, et qui s’aggrave avec le temps. Une étude publiée fin mars au Royaume-Uni a montré que près de 20% de la population était touchée, après que le King’s College de Londres a soumis 900 personnes à divers bruits comme les raclements de gorge, la mastication, les bâillements, les aboiements de chiens et des pleurs de bébé.

Ce type d’agacement est plutôt du genre universel, parce que l’on connaît tous ce moment où le soupir d’exaspération sort d’un coup d’un seul, presque malgré soi – le collègue de bureau qui défonce son clavier au lieu de le caresser, un grand classique. Mais on ne parle pas ici de simples misokinésie ou hyperacousie – la gêne basique des mouvements et des bruits du quotidien. Pour certains, la misophonie est un enfer qu’on peut considérer comme une véritable pathologie. Les forums de témoignages sont parfois stupéfiants dans leur radicalité. Ainsi Lucie, qui essaie de se couper des bruits de bouche à table en mettant son doigt dans l’oreille (décidément…) et en montant à fond le son de la télé. Avec la crainte d’exploser à tout moment, sans jamais le vouloir. « Je compare la misophonie à l’épilepsie. Certaines lumières provoquent des crises ? Eh bien ! certains sons provoquent mes crises à moi. On ne peut pas contrôler les crises d’épilepsie, juste les subir. Il en va de même pour la misophonie », dit-elle. Ainsi Ava, qui admet : « Je ne connais aucune astuce à ce jour, je dois prendre sur moi ou m’automutiler. La douleur corporelle m’aide à calmer l’envie de pleurer et de crier de haine. »

Manies insupportables

Elvire dit s’inquiéter à chacun de ses passages dans les transports en commun, et aussi à chaque début d’année universitaire. Elle suit même la plupart des cours avec des bouchons d’oreilles, car certains professeurs ont à ses yeux des manies sonores insupportables. Elle cherche constamment des petites recettes pour contourner le problème, sans réussite. « La fuite et le refus de prendre les transports, c’est sans espoir, même si ça donne l’impression de fonctionner sur le moment. Car si je m’isole, les bruits sont encore pires quand je les retrouve. Et des pensées parasites apparaissent systématiquement quand tu essaies d’occuper ton esprit autrement. »

 La misophonie n’est pas un trouble du système auditif, mais bien une réaction d’origine émotionnelle qui peut venir d’un sentiment de tristesse, de colère, de peur ou d’impuissance. Et parfois même remonter à la naissance.

Anne-Marie Piffaut, psychothérapeute

Car le premier réflexe, sans surprise, est de vouloir fuir les bruits pour se repaître dans un silence aussi parfait que possible. Une fausse route contreproductive : la quête de la quiétude absolue reste perdue d’avance dans nos mondes connectés et surpeuplés, et les bruits parasites résonnent encore plus agressifs lorsqu’ils reviennent parce qu’ils sont aussi redoutés qu’attendus. Alors, les solutions préconisées sur les forums sonnent davantage comme des appels impuissants. Les casques à réduction de bruits et les bouchons d’oreilles ? Pourquoi pas, en cas d’urgence absolue, mais ça ne fonctionne pas à long terme. Prendre sur soi ? On sait tous que c’est voué à se prendre un mur, plutôt. Rencontrer d’autres personnes, elles aussi misophones ?

Certes, c’est toujours rassurant de savoir qu’on n’est pas seul, mais ça n’a jamais guéri personne.

La médecine commence à prendre le problème de plus en plus au sérieux. L’ouvrage le plus complet à ce jour a été publié voilà deux étés : Misophonie, le grand livre, par la psychothérapeute Anne-Marie Piffaut (Éd. Leduc). La praticienne évoque notamment la recrudescence des cas pendant les confinements, puisque nombre de familles se sont retrouvées contraintes sous le même toit, avec une proximité terrifiante sur le moyen terme. « J’ai reçu un nombre d’appels exponentiel à ce moment-là, des familles avaient multiplié les recherches sur internet devant la gravité de certains cas », sourit-elle aujourd’hui. Elle assène également cette vérité, essentielle pour envisager des soins : la misophonie n’est pas un trouble du système auditif, mais bien une réaction d’origine émotionnelle. « Ça peut venir d’un sentiment de tristesse, de colère, de peur ou d’impuissance. Ça peut même parfois remonter à la naissance. Quand les bruits à l’origine du traumatisme reviennent, ils provoquent des réactions que l’entourage ne comprend pas. L’émotion ressentie est intense, quand bien même on ne sait pas toujours pourquoi elle est là. » Depuis des années, Anne-Marie Piffaut étaie son travail grâce à des séances d’EmRes, d’EMDR et de cohérence cardiaque, pour des résultats qu’elle jure spectaculaires « car les émotions disparaissent dès qu’on les laisse vivre. Le patient doit raconter, puis laisser faire et laisser venir, et les symptômes disparaissent en quelques séances. C’est définitif, car ce n’est pas le bruit qui change, seulement sa perception. »

Siffleur licencié

L’idée générale reste celle de rendre le patient plus autonome, la clé se situant ici et nulle part ailleurs. Sans surprise, Anne-Marie Piffaut estime que les astuces du style bouchons d’oreilles restent inefficaces pour remplir cette mission. « Ça reste des palliatifs. C’est comme pour les phobies : si on commence à éviter les tunnels, par exemple, ça fera ensuite tache d’huile avec les ponts, les autoroutes et plus encore. » Pas d’objection majeure en revanche en ce qui concerne le recours à l’utilisation de bruits blancs. Ces sons qui en masquent d’autres et tentent de provoquer une forme de silence artificiel – également utiles pour les troubles du sommeil et de la concentration – peuvent apporter une aide précieuse. Bruits de cascade, de rivière, ronronnements, bruits continus divers : on conseillera ici la fréquentation du site mynoise.net, remplis de trésors variés avec des réglages individuels possibles pour chaque fréquence. Un terrain de jeu infini.

Cette mise en lumière d’un trouble toujours mal identifié pose le problème plus général du bruit dans nos sociétés, et du sans-gêne de certains. Une anecdote aussi drôle que déprimante vient juste d’être rendue publique : un salarié des magasins Auchan a été licencié en début d’année en France parce qu’il chantait trop fort lors des mises en rayon à partir de 6 h du matin. Les syndicats étaient outrés – à juste titre, tant il doit exister une solution moins radicale – mais la direction assure que les plaintes venaient de ses collègues de travail. Certains portaient systématiquement des bouchons d’oreilles pour souffrir le moins possible de ses talents. Un cas où la médecine reste encore impuissante… ■

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