Menace typographique sur les villes

Dans la ville, la lettre est partout. Pictogrammes, pubs, enseignes : le langage des signes façonne le visage des métropoles, au même titre que la cuisine ou l’architecture.

Que serait Tokyo sans son fouillis de kanji verticaux ou Manhattan privé de ses néons ? Partout sur le globe, la personnalité des métropoles s’affirme en toutes lettres sur les marquises des commerces, les panneaux-réclame et le long des artères commerciales. Mais pour combien de temps encore ?
« Que ce soit à Paris, New York ou Hong Kong, aujourd’hui tout le lettrage commercial provient de découpes de vinyle faites à l’ordinateur. C’est d’une banalité désarmante. C’est l’effet Starbucks ou McDonald’s appliqué au graphisme urbain », observe Philippe Lamarre, un designer montréalais, amoureux de graphisme vernaculaire, qui a sillonné plusieurs métropoles pour documenter la diversité typographique en milieu urbain.

Bousculées par la modernité et l’arrivée des lettres formatées à l’ordinateur, les différences typographiques s’estompent d’un bout à l’autre du globe au profit de polices uniformes.

Si ce globe-trotter et traqueur de signes pose un tel diagnostic, c’est qu’il s’est penché sur le bagage typographique de Berlin, Buenos Aires, New York et Montréal, dans le cadre d’un projet d’étude mené dans plusieurs métropoles désignées villes de design par l’UNESCO. Un an et 3 000 photos plus tard, ce Simenon de l’alphabet jette un regard singulier sur la personnalité graphique de ces quatre métropoles, situées aux antipodes, tant sur la mappemonde qu’en matière de graphisme urbain. D’une ville à l’autre, les messages et pictogrammes officiels trahissent à coup d’images et de lettres tout un pan de la psyché collective et révèlent les modes privilégiés de communication locaux.

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À Montréal. Les enseignes des échoppes ou la signalétique urbaine rendent compte de la culture locale.

À chaque ville, son empreinte typographique

À Berlin, la lettre se conjugue souvent à l’impératif, dans un style officiel, net et sans détour, affirme le designer canadien. « Verboten ! » interdit de promener Rex dans le parc ou indique un passage d’écoliers : le pictogramme allemand, visible à des mètres de distance, frappe dans le mille. Rien à voir avec Buenos Aires où la réclame, même officielle, se fait multicolore, un brin délinquante. Sur les commerces, les lettres, suaves, s’enjolivent de fioritures et ondulent, à l’image du tango qui résonne dans les tangueras locales. « Il y a une force graphique qui se dégage à Berlin, où tout est net et tranché. La typo reflète le poids de l’autorité. C’est quand même l’Allemagne qui a inventé le Bauhaus ! A Buenos Aires, on sent partout, même jusque sur les bus, l’impact du fileteado , un style graphique très coulant et sensuel, inspiré du tango », décrit Lamarre.
A New York, le graphisme ambiant autant que le message public, dépouillé et impératif, ne laisse souvent aucune place au doute. « Don’t even think of parking here ! »1, ou « Air will be taken out of tires, license plates removed of unauthorized parkers »2, rugissent les majuscules de vieux panneaux de stationnement.

Sur les vitrines, la mondialisation alphanumérique fait lentement son œuvre.

Côté graphisme urbain, Montréal, ville francophone plantée en plein cœur de l’Amérique, est plutôt du genre cafouillis. L’influence des racines françaises se conjugue à la personnalité résolument nord-américaine de la ville, pour livrer un profil typographique métissé. « La typographie à Montréal est un peu à l’image de son urbanisme. Eclectique et sans lignes directrices, mais influencée par le style américain », observe Philippe Lamarre. Mais cet éclectisme typographique, qui transpire des réclames anciennes peintes à la main sur les murs ou des enseignes de pommes frites barbouillées par un pinceau maladroit, disparaît lentement du paysage urbain, affirme Lamarre.
« La saveur locale est de moins en moins présente. J’ai cherché longtemps pour trouver des affiches qui étaient omniprésentes dans mon enfance. Le but du projet est justement de documenter ces particularités locales et de les photographier pour préserver cette mémoire graphique », insiste le graphiste, qui collige ses trouvailles sur le site Inter-net www.graphismevernaculaire.com. Bousculées par la modernité et l’arrivée des lettres formatées à l’ordinateur, les différences typographiques s’estompent d’un bout à l’autre du globe au profit de polices uniformes. Sur les vitrines, la mondialisation alphanumérique fait lentement son œuvre.

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À Buenos Aires. Le tango résonne jusque sur les enseignes multicolores des commerces de la capitale argentine.

La pub d’époque, nouvelle icône du patrimoine urbain ?

A preuve, en Amérique du Nord, les lettreurs, ces artisans qui peignent à la main les affiches et lettrages sur les vitrines des commerces, ont presque disparu du paysage. A New York, la nostalgie pour les affiches et publicités rétro a donné naissance aux type walks (promenades des caractères), destinées à faire redécouvrir au public le visage typographique de Big Apple. Ces parcours urbains relient les signes fantômes (appelés ghost signs) qui parent encore les flancs de certains immeubles de Manhattan. Comme des spectres surgis du passé, ces réclames à demi effacées couvraient autrefois les murs aveugles des premiers gratte-ciel. A Montréal aussi, des pub fantômes subsistent en quelques rares endroits de la vieille ville et du centre-ville. « Tout cela va bientôt disparaître. Pourtant, ces enseignes, qui ont enrichi et défini le paysage, font partie du patrimoine, au même titre que le graphisme populaire, qui est celui des affiches maison. Des bijoux se cachent au coin des rues », soutient le designer canadien, fondateur du magazine Urbania.
A Montréal, on a d’ailleurs fait des pieds et des mains pour trouver un lettreur capable de retracer à l’identique, avec les moyens traditionnels, la réclame d’une pinte de lait géante héritée du siècle dernier. Juchée sur le toit d’une ancienne laiterie, la pinte vintage fait maintenant partie des icônes du patrimoine urbain, au même titre que les bâtiments anciens, les statues et les places publiques de la ville.

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Les enseignes et panneaux de signalisation en disent long sur notre culture. A Berlin, le style est franc, direct. A Buenos Aires, le tango se lit en lettres colorées tandis qu’à Montréal l’accent est métissé.

Un musée des chiffres et des lettres

Philippe Lamarre n’est pas le seul à s’émouvoir du sort des lettres anciennes, déboulonnées au profit de logos standardisés. A Berlin, la passion et l’entêtement de Barbara Dechant et Anja Schulze, deux glaneuses de caractères typographiques urbains, a abouti en 2005 à la création du Buchstabenmuseum, le seul musée au monde consacré aux enseignes rescapées de boutiques et de commerces. Rue Karl-Liebknecht, à deux pas d’Alexanderplatz, cet antre des lettres oubliées abrite le « H » magistral retiré de l’ancienne gare centrale de Berlin. Pêle-mêle, le signe « Rundfunk », qui chapeautait l’édifice principal de la station de radio est-allemande, côtoie le logo rétro du fameux fabricant électronique allemand Blaupunkt et l’enseigne du mythique Café Adler de Berlin-Ouest. L’intrigant abécédaire urbain réunit autant de délicates lettres sculptées dans le bois que des monstres d’acier galvanisé de plus de trois mètres de hauteur, sauvés de la décharge et de l’oubli par Dechant et Schulze. « J’avais une collection personnelle que je conservais dans mon appartement. L’espace a fini par manquer. Et puis l’idée d’un musée sans but lucratif a germé avec Anja. Depuis, nous repérons les commerces qui ferment leurs portes ou les boutiques désaffectées. Les gens nous contactent quand des pièces intéressantes risquent d’être détruites », explique Barbara Dechant.

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A Berlin. Barbara Dechant et Anja Schulze ont créé en 2005 le seul et unique musée consacré aux enseignes, le Buchstabenmuseum. www.buchstabenmuseum.de

Toutes fontes confondues, avec ou sans sérifs, le Buchstabenmuseum célèbre la diversité typographique sous toutes ses formes et s’intéresse à la qualité de confection de ces lettres, souvent fabriquées de façon artisanale. La beauté de ces enseignes, soutient la cofondatrice, c’est qu’elles représentent plus que des lettres. Pour bien des Berlinois, elles évoquent une foule d’images, de souvenirs et d’émotions. « Il y a tout un passé rattaché à ces signes urbains. Nous jouons le rôle d’archives, car la fermeture des entreprises traditionnelles, notamment en Allemagne de l’Est, a entraîné une transformation et une homogénéisation du paysage urbain, de sorte que ce lettrage de qualité, de facture artisanale, disparaît des espaces publics », estime Barbara Dechant du musée. Aujourd’hui, le musée attire une faune bigarrée, composée autant de mordus de design, de nostalgiques, d’écoliers que de touristes.

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Société Urbanisme