« Si l’on se tait, on ne construit rien »

La liberté d'expression est-elle menacée? Débat à bâtons rompus entre Caroline Marti, députée socialiste au Grand Conseil de Genève, et Bertrand Reich, président du PLR genevois.

À votre avis, sommes-nous aujourd’hui plus libres ou moins libres de nous exprimer qu’il y a vingt ans ?

Caroline Marti : Je dirai qu’en tout temps, la liberté d’expression a connu des limites et que de nos jours, les sujets qui heurtent les sensibilités ont changé. Il fut un temps où, en Suisse, il n’était pas facile de critiquer le pays, l’armée, les banques, l’ordre établi. Aujourd’hui, ce sont surtout les propos visant les minorités discriminées qui choquent ; je n’ai pas l’impression que nous vivions une période de régression massive de la liberté d’expression.

Bertrand Reich : La liberté, et notamment celle d’exprimer ses opinions, est une conquête éternellement recommencée. On assiste actuellement à une remontée d’un ordre moral qui restreint le droit à l’humour. Dans le cas de certaines plaisanteries, sur certains sujets, on peut évidemment s’en réjouir ; mais à mon sens, c’est la loi qui doit déterminer ce qui est acceptable ou non. Ce qui n’est pas illégal doit être autorisé.

Des événements comme l’attentat contre « Charlie Hebdo » ou la décapitation de l’enseignant Samuel Paty, en France, risquent-ils de mener à une autocensure généralisée ?

CM : Il y a, comme l’évoquait Bertrand Reich, des restrictions légales à la calomnie, aux insultes, aux propos racistes ou homophobes ; mais de façon inconsciente, on se convainc qu’on ne peut pas « tout dire ». En revanche, s’autocensurer parce qu’on veut éviter de choquer ou de blesser peut se comprendre et s’inscrit dans une démarche de bienveillance et de respect.

BR : En effet, il est inutile de choquer par plaisir de choquer, et une prise de conscience a indéniablement eu lieu à ce propos : il y a des mots ou des piques qui peuvent offenser. Mais pour moi, le sens premier de la liberté de pensée et de parole est de former un rempart contre les puissants du moment, où qu’ils se situent, pour permettre à chacun d’exprimer et de développer librement sa pensée et son projet de société. L’État n’a pas à exercer de tyrannie à ce propos et à s’opposer à l’expression d’opinions ; il doit garantir un cadre dans lequel elle puisse se faire dans le respect des uns et des autres.

CM : La question de l’humour est complexe et peut poser plusieurs problèmes. D’abord, des propos humoristiques peuvent choquer certaines personnes en faisant écho à des situations traumatisantes ou discriminantes qu’elles ont vécues ou qu’elles vivent au quotidien. Ensuite, l’acharnement sur tel ou tel groupe en raison de sa religion, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son handicap, de son aspect physique, de son origine, etc. peut relever d’une haine ou d’une intolérance envers ces personnes, camouflées dans de l’humour. Finalement, l’humour s’appuie et utilise souvent des stéréotypes, ce qui contribue à les diffuser et à les renforcer. Ne risque-t-on pas de voir s’installer une sorte de dictature des minorités, assortie du concept de légitimité : seule une personne LGBTQIA+ aurait le droit de parler des LGBTQIA+, par exemple ? Ou un homme ne pourrait-il pas participer à une manifestation féministe, comme cela s’est vu…

BR : Cette question pose le problème de l’universalisme face au communautarisme. Segmenter les gens, c’est réduire l’humanité. Le débat, l’expression libre doivent être ouverts à toutes et à tous.

CM : Il est important de témoigner des discriminations que l’on subit, et c’est une tâche que l’on peut difficilement assumer si on n’est pas soi-même victime de ces situations. Je peux comprendre que certaines minorités refusent que des personnes non concernées prennent la parole à leur place ; c’est aussi une question de visibilité.

BR : Cela me rappelle une série américaine dont une des protagonistes, Rachel, disait : « Pas d’utérus, pas d’opinion », à propos de l’avortement. Il est évident qu’on ne peut pas témoigner de quelque chose que l’on n’a pas vécu ou observé de très près. Mais il y a aussi un caractère universel à ces débats qui touchent à l’organisation de la société, au comportement citoyen, et l’on peut parfaitement proposer des droits spécifiques à un groupe (des femmes, des parents, des enfants, des peuples, etc.) sans faire partie de ce dernier ! Par ailleurs, la victimisation trop systématique finit par brouiller les enjeux et restreindre le champ du débat, sa richesse et donc son utilité. On a le droit de contester la parole d’autrui, mais pas, comme l’ont fait récemment des militants LGBTQIA+ à l’Université, de l’empêcher de s’exprimer, tout en s’enfermant dans un rôle de victime et en refusant tout dialogue.

CM : À l’évidence, il n’est pas question d’imposer un discours. Mais il est logique d’interdire des propos haineux ou insultants, surtout lorsqu’il s’agit de minorités qui vivent chaque jour des discriminations, en termes d’emploi, de salaire, de place dans la société.

BR : Nous avons besoin d’un projet collectif, non de nous dresser les uns contre les autres. Le principe démocratique, faut-il le rappeler, suppose notamment que la majorité assume les responsabilités et prenne des dispositions qui concernent aussi des minorités. Il en est par exemple, lorsque l’on établit des normes pour le logement des personnes en situation de handicap ou des personnes dépendantes : les architectes, les ingénieurs et les décideurs politiques prennent alors évidemment l’avis des personnes concernées et des spécialistes, sans que ces architectes, ingénieurs et élus se trouvent eux-mêmes nécessairement en situation de handicap ou de dépendance.

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(DR)
Des activistes de l’association 269 Life-Libération Animale bloquent l’entreprise de charcuterie Aoste à Lyon après en avoir inondé les locaux avec du faux sang.

Assiste-t-on à la naissance d’un nouveau conformisme, où chacun est prié de penser la même chose ?

CM : Non, je ne le pense pas. Le débat d’idées permet de faire avancer la pensée vers une plus grande intelligence collective. Je ne défends naturellement pas l’attitude de ceux qui ont empêché une conférence de se dérouler et je privilégierai toujours le débat. Mais je peux comprendre que des personnes trans, par exemple, dont le statut n’est pas pleinement reconnu par la société et mal protégé par la loi – il n’y a pas de norme pénale concernant la transphobie – faute de se sentir entendues et considérées, aient choisi de se manifester par une méthode plus radicale.

BR : Je n’ai rien contre la provocation visant à faire prendre conscience d’un problème. Mais elle n’a de sens que si elle débouche sur un débat. Interrompre une conférence et refuser de dialoguer, d’exposer clairement ses griefs et ses idées est contreproductif.

CM : Si ce prétendu « nouveau conformisme », c’est d’empêcher les discours haineux, ce n’est pas réduire le champ du débat.

BR : J’insiste : la limite de la liberté est fixée par l’ordre juridique. De nos jours, on s’interdit tel ou tel canular, parce qu’on a l’impression de ne pas être dans l’air du temps. Pour moi, éviter à tout prix la confrontation, ce n’est pas un objectif ! Certes, les lois sont différentes selon les pays ; mais à condition de les respecter, dire ce que l’on a envie de dire, quitte à déranger, cela permet de mieux respirer et de construire ensemble la cité. C’est la loi qui fixe la limite et non pas le parti au pouvoir ou la doxa du moment.

CM : Un élément à souligner est l’ampleur qu’a prise le développement des réseaux sociaux. Les propos inadéquats qui, autrefois, pouvaient être tenus dans un café et dont l’audience était très restreinte se répandent désormais de façon massive. On a cru un instant que la liberté donnée aux internautes allait favoriser des débats, mais par l’action sélective des algorithmes, il se crée au contraire un flux interrompu et unilatéral, qui encourage certains à s’exprimer de manière toujours plus extrémiste. L’autocontrôle de ces réseaux, avec l’appui de certains médias, pose aussi des problèmes de légitimité : qui détermine la conformité ou non des contenus ?

Segmenter les gens, c'est réduire l'humanité. 

Bertrand Reich, président du PLR genevois

Autre danger : l’esprit critique est-il en voie de disparition, au profit d’un consensus plus ou moins inattaquable ?

BR : L’esprit critique est sain et les divergences politiques, y compris au sujet de questions de société comme le port du voile dans les lieux publics, doivent s’exprimer. Je suis inquiet de voir que l’actuel Conseil d’État genevois, par exemple, a récemment soutenu sans réserve un projet de dispositions fiscales fédérales concernant les trusts, qui s’avèrent potentiellement dévastatrices pour la place financière. Il faut avoir confiance en nos autorités, y compris fédérales, mais pas une confiance aveugle ; je dirais : une confiance attentive. Si l’on se tait, on ne construit rien.

CM : L’esprit critique s’étiole en effet, mais, à mon sens, pas à cause de ce mystérieux « nouveau conformisme ». Mon inquiétude porte plutôt sur le pouvoir des GAFAM (acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr) à cet égard, précisément parce ce sont ces multinationales d’une puissance inédite qui filtrent ce que chacun a le droit ou la possibilité de voir. Il y a là un enjeu d’éducation capital, qui doit être pris au sérieux, notamment à travers le système scolaire.

Outre les intégristes religieux, on a parfois l’impression que nos libertés sont rognées par une religion laïque, celle des écologistes les plus radicaux qui entendent dénoncer les conducteurs de voiture, celles et ceux qui mangent de la viande ou les inconscients qui préfèrent le bain à la douche. Bref, des prêcheurs et des pécheurs…

CM : Le dérèglement climatique et la nécessité d’agir ne relèvent pas de la croyance, mais de vérités scientifiques. Néanmoins, je ne pense pas que les petits gestes individuels consistant par exemple à limiter la viande soient à la hauteur de la situation. Il faut des décisions collectives, une action concertée et globale, si nous voulons éviter d’aller droit dans un mur.

BR : Il y a trois aspects à relever dans cette espèce de « croisade » écologique. Le discours culpabilisateur, d’abord, qui constitue en effet une atteinte à la liberté d’expression, car il « efface » le contradicteur du champ du débat en lui déniant toute légitimité ; en deuxième lieu, l’incohérence entre le discours et les décisions, par exemple lorsque l’État renonce à la production d’une énergie décarbonée (en l’occurrence hydraulique) pour favoriser potentiellement la migration de poissons ou lorsque des activistes adoptent des conduites à l’opposé de leur discours ; troisième élément, un silence quasi infini sur les progrès accomplis au cours des dernières décennies dans notre pays – dont on peut débattre du caractère insuffisant, ou non, mais dont la réalité est documentée. Sur le dérèglement climatique, qui constitue une réalité objective, il faut informer, inlassablement, pour qu’une prise de conscience collective intervienne, prélude nécessaire à des décisions collectives. Convaincre, pas contraindre.

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