Les lanceurs d’alerte

En 1971, Daniel Ellsberg rend publique une masse de 7 000 pages de documents ultraconfidentiels qu’il avait photocopiées des nuits entières, dans le secret de son bureau.

Ces «Pentagon Papers» prouvent que, depuis des années, les généraux américains savent qu’une victoire au Vietnam est impossible. La guerre n’est poursuivie, aux prix de milliers de vies et de milliards de dollars, que pour des questions de prestige et pour tenter de préserver le mythe de l’invincibilité de l’Armée américaine. Du jour au lendemain, Ellsberg, un des penseurs de la doctrine de la dissuasion nucléaire américaine, est accusé d’être un fou, un drogué, un espion, un renégat, un traître, un cryptocommuniste.

Nixon promet au juge en charge de l’affaire de le nommer à la tête du FBI si celui-ci fait en sorte qu’Ellsberg soit condamné à 115 années de prison pour espionnage. Pourtant, le premier des lanceurs d’alerte quitte la salle d’audience libre et, officiellement au moins, les autorités américaines se hâtent d’oublier les « Pentagon Papers » et celui qui les avait divulgués.

Mais Daniel Ellsberg a dû attendre plus de quarante ans avant de trouver un éditeur pour son livre de dénonciation du complexe militaro-atomique de son pays. Les lanceurs d’alerte sont admirés, mais tout le monde s’en méfie une fois qu’il ont décidé de se dévoiler. Comment faire totalement confiance à un individu prêt à subir la prison, la ruine, la solitude et l’exil au nom de ses impératifs moraux ? Ces nouveaux martyrs inspirent autant de méfiance que de respect.

À presque 87 ans, Ellsberg utilise ses dernières forces pour aller rendre régulièrement visite à Edward Snowden qui se morfond en exil, à Moscou. En juin 2013, Snowden a réussi l’exploit de détourner, copier et communiquer au Guardian 1 700 000 documents confidentiels, apportant ainsi autant de preuves que les États-Unis via la NSA (National Security Agency) s’étaient arrogé le droit de surveiller qui bon leur semblait, les citoyens américains comme les ressortissants de n’importe quel pays, du simple quidam au dirigeant le mieux protégé. Les révélations de Snowden ne laissent plus aucun doute sur le fait que, sans le savoir, nous sommes entrés dans l’ère de la surveillance illégale, universelle et permanente.

Comment faire totalement confiance à un individu prêt à subir la prison, la ruine, la solitude et l’exil au nom de ses impératifs moraux ?

Snowden l’avoue lui-même, jamais il n’aurait eu le courage de devenir un éternel errant s’il n’avait été inspiré par la détermination du soldat Bradley Manning. En 2009, cet analyste de l’Armée en poste dans les environs de Bagdad vole 480 000 rapports de combat des unités américaines engagées en Irak et en Afghanistan ainsi que 250 000 dépêches diplomatiques confidentielles du Département d’État. Le soldat Manning expliquera avoir agi pour réveiller les consciences des Américains pour qui la guerre en Irak et en Afghanistan est devenue une chose si naturelle que les médias n’en parlent presque plus. Manning a raconté qu’il avait tenté d’intéresser la presse à ses révélations avant de communiquer ses documents à WikiLeaks, le site dédié à « la transparence totale » de Julian Assange. Mais jamais le soldat-lanceur d’alerte n’a réussi à décrocher le moindre rendez-vous avec un journaliste. Cet incroyable manque de réactivité des médias a fait la fortune et la renommée de WikiLeaks. Huit mois après la publication des informations que lui a données Manning, Julian Assange devient une star mondiale et fait la une de Time Magazine. Cette surexposition ne profite pas longtemps à WikiLeaks et à son fondateur.

Rapidement, la personnalité difficile, la brutalité du comportement d’Assange, son arrogance et son « leadership dictatorial » ternissent définitivement son image. Traqué par les États-Unis, poursuivi dans une affaire de viol (qui sera ensuite prescrite) en Suède, Assange s’est réfugié à l’Ambassade d’Équateur à Londres et ne peut plus en sortir. Si la disgrâce de Julian Assange semble marquer la «fin du temps des purs», elle ne signifie pas celle des fuites massives d’informations. Les lanceurs d’alerte ont apporté la preuve qu’un État aussi puissant soit-il pouvait être mis à genoux parce que quiconque est en mesure de dévoiler ses secrets. La leçon a été retenue par les services de renseignement et quelques très discrètes officines qui pratiquent l’art du «hacking and leaking» pour faire plier leurs adversaires dans les batailles financières, politiques ou diplomatiques qui se livrent loin des yeux du public.

La transparence totale est devenue un arme de déstabilisation massive beaucoup trop puissante pour être laissée entre les mains de ceux qui n’attendent ni argent, ni pouvoir, ni honneurs en l’utilisant.

 

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