Les journalistes d’investigation

Vingt ans séparent la publication de l’enquête de Bob Woodward et Carl Bernstein sur les cambrioleurs du Watergate de la révélation de l’affaire du sang contaminé par Anne-Marie Casteret.

Il aura fallu toutes ces années pour que les journalistes français se rappellent l’injonction à l’audace et à l’insolence qu’avait lancée Albert Londres, en 1923 : «Un journaliste n’est pas un enfant de chœur et son rôle n’est pas de précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétale de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie…» Avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir, quelques journalistes deviennent la «référence d’excellence» de leur profession en renouant avec la pratique du journalisme d’enquête et d’investigation. Le pouvoir Socialiste ne tarde pas à en faire les frais. Les ministres tombent, les réputations sont ruinées, des carrières brisées, de haut fonctionnaires qui se croyaient intouchables se retrouvent au banc des accusés ou contraints à l’exil. Au mois de mai 1993, Pierre Beregovoy, mis en cause dans une affaire de prêt immobilier sans intérêt, consenti par un industriel, proche de François Mitterrand, se suicide. Aux obsèques de son ancien Premier Ministre, le Président de la République jette des mots terribles à la figures des journalistes :

«Toutes les explications du monde ne justifieront pas que l’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous.» L’attaque présidentielle vise d’abord Edwy Plenel qui, à la direction du Monde a poussé ses journalistes à tout découvrir et à ne rien cacher de l’affaire Beregovoy.

Vingt-cinq ans plus tard, Edwy plenel est à la tête de Médiapart, un média numérique qui s’est imposé dans le paysage de la presse mondiale par la qualité, le nombre et la variété de ses enquêtes. Le site créé en 2008, est parvenu à l’équilibre financier deux ans plus tard seulement. Son effectif d’abonnés payants a été multiplié par 14 en moins de dix ans. Edwy Plenel affirme que « la réussite économique de Mediapart est d’abord celle de son modèle éditorial. »

Restaurer la nouvelle qui fait sens contre le communiqué qui fait silence.

L’enquête rapporte, les révélations assurent l’avenir des titres dans un contexte de crise économique et financière permanente de la presse. «Il faut – écrit Plenel – restaurer l’information dissidente contre le fait accompli, la liberté indocile de la première contre la douce dictature du second. Restaurer la nouvelle qui fait sens contre le communiqué qui fait silence. La révélation qui dérange contre la communication qui arrange.» Ces mots peuvent doivent être lus comme un projet économique autant que comme une déclaration de guerre à la corruption et aux arrangements occultes.

L’investigation ne fait pas rentrer énormément d’argent dans les caisses des journaux qui la pratiquent. Elle n’est pas encore d’un aussi bon rapport que le sont les faits divers pour la presse populaire. Mais elle assure une notoriété, une visibilité indispensable aux titres qui espèrent survivre économiquement. La dénonciation des affaires est une arme de concurrence décisive dans la guerre commerciale que se livrent les journaux. Mais il faut que le produit proposé au lecteur-consommateur soit d’excellente qualité et reconnu comme tel. Partout dans le monde, les rédactions essayent d’apporter les preuves de leur pugnacité et de leur sérieux pour avoir une chance de faire partie du désormais célèbre Consortium International des Journalistes d’investigation (ICIJ). Cette Table Ronde mondiale de l’enquête rassemble désormais 96 rédactions et des centaines de journalistes. Tous renoncent au plaisir de chasser en « loups solitaires » pour – selon les mots de Marina Walker, directrice adjointe de l’ICIJ – s’intégrer «dans un réseau et une communauté de journalistes qui, unis par une confiance mutuelle, collaborent à des enquêtes d’importance mondiale.»

La force de frappe de l’ICIJ devrait déjà être mesurée en kilotonnes informationnels. Sans être épaulé par des centaines d’autres journalistes, membres de l’ICIJ, jamais Bastian Obermayer, le chef du service enquête de la Süddeutsche Zeitung n’aurait pu lire et analyser les 11,5 millions de documents qu’une source anonyme lui a envoyés en novembre 2015. Ces Panama papers décrivent 40 années de fraude fiscale parfaitement organisée. La plupart des grands titres dans le monde ont collaboré pendant plus d’un an et dans le secret absolu à cette première opération de «data-journalism» qui a précipité la presse dans l’ère de la globalisation. Depuis, l’ICIJ a sorti les OFFSHORES LEAKS et les PARADISE PAPERS et s’est vu décerné un premier Prix Pulitzer. En quelques années, le Consortium s’est imposé en redoutable contre-pouvoir capable d’affronter des états et les institutions les plus puissantes, les plus opaques. Face à une telle montée en puissance, la question est déjà de savoir qui va contrôler ce contrôleur universel ?

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