Le léman relocalise l’économie autour du lac

Il cohabite avec l’euro et le franc suisse mais propose une économie sans spéculation dans laquelle chaque citoyen contribue par ses achats au maintien et au développement d’une offre de services et de produits locaux.

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Le léman. Une version électronique est en gestation.

Depuis, un an, il est possible d’acheter son pain ou ses médicaments, de payer ses cours de conduite comme sa fiduciaire avec des lémans. Cette Monnaie Locale Complémentaire (MLC) a fait son entrée le 18 septembre 2015 à Genève, lors du Festival Alternatiba. Depuis, son cercle s’est étendu à tout l’Arc lémanique, englobant la France avec Annemasse, Gex, Thonon et Evian, une partie de la Romandie avec le canton de Genève et même Lausanne depuis le festival de la Terre en juin dernier. Cette monnaie transfrontalière est en effet la première du genre à abolir les frontières. Elle revendique une économie sans spéculation où chacun, grâce à ses achats, relocalise l’économie et favorise une consommation respectueuse des hommes comme de la nature. «Voilà cinq ans déjà que des citoyens réfléchissent à ce projet, se souvient Antonin Calderon, porte-parole de l’association Monnaie Léman. Nous voulions proposer une alternative au système monétaire et aux pratiques commerciales classiques, en renforçant les liens de proximité entre les commerces. Et c’est un vrai défi ! Le léman tisse une économie résiliente : nous sommes dans une région prospère, mais néanmoins sensible aux crises financières globales.»

Une monnaie en circuit fermé

Les transactions avec des lémans ne sont possibles qu’entre membres de l’Association Monnaie Léman. Ce sont ces membres qui forment la communauté de paiement. Pour adhérer, chaque entreprise doit signer la charte qui l’engage à «encourager la consommation de produits locaux, soutenir l’économie de proximité ou inciter ses utilisateurs, commerces ou clients, à améliorer leurs pratiques économiques et sociales, toujours dans un processus d’amélioration continue.» C’est une des valeurs ajoutées de cette monnaie locale par rapport aux chèques Reka et autres monnaies commerciales trocs.

«Pour le moment, nous ne contrôlons pas spécifiquement les commerces, PME et autres prestataires qui entrent dans le réseau, car nous pensons que le fait de signer la charte atteste de leur bonne volonté, explique le porte-parole. Dans un futur proche, nous réfléchissons à mettre en place une structure d’accompagnement pour les aider à améliorer leurs pratiques dans le sens de cette charte.»

Patron du café agricole «la Ritournelle», situé boulevard Carl Vogh. Alexandre Rosset est un adhérent de la première heure. «En tant que bénévole sur le festival Alternatiba je me suis retrouvé dès le début avec quelques lémans. Les billets ont pas mal circulé après l’événement puis c’est devenu très anecdotique. Heureusement, la sortie du documentaire Demain a donné un vrai coup de booste, constate-t-il. Actuellement, j’ai deux à trois achats par semaine qui s’opèrent dans la monnaie. J’ai regardé parmi mes fournisseurs ceux qui jouent le jeu comme La Genevoise qui accepte que je paie l’intégralité de mes factures en léman et la Devinière me permet d’en payer le tiers. Mais je souhaite aussi conserver mes fournisseurs de produits locaux qui n’utilisent pas encore la monnaie complémentaire. Et puis, je compte sur le travail de l’association pour que le léman ait encore plus de notoriété» conclut-il.

Une fois entrés dans le réseau, les prestataires bénéficient d’une vraie visibilité. Chacun est référencé sur la carte du site internet. Autre avantage, l’exclusivité ! «Le Léman est une monnaie volontairement captive, raconte le socioéconomiste. Cela signifie qu’elle ne peut circuler qu’entre les membres du réseau, permettant ainsi une forte dynamisation des échanges en son sein.»

L’éthique avant tout

Pour les individus, les enjeux sont plutôt d’ordre éthique. En choisissant le léman, il se réapproprie l’outil monétaire, notamment en préférant des commerces à valeurs ajoutées écologiques ou aux pratiques commerciales plus respectueuses, mais aussi en choisissant de consommer dans un circuit local. «Bien sûr, je peux tout aussi bien acheter local avec mes francs suisses ou mes euros, reconnaît A. Calderon, mais rien ne me dit que mon argent continuera à circuler dans l’économie locale. Il peut très vite rejoindre les marchés financiers internationaux voire spéculatifs. Mais si je vais chez un commerçant qui accepte les lémans, je suis assuré que toutes les étapes suivantes resteront dans la communauté.»

Pour attirer les particuliers comme les entreprises, l’utilisation de la monnaie doit être simple. Les billets sont disponibles dans le bureau de change principal situé dans le quartier de Plainpalais, rue des Savoises. Des bureaux locaux commencent à fleurir à Meyrin et à Lausanne et d’autres devraient suivre. Les coupures de 1, 5, 10 ou 20 lémans, sont échangées à parité contre des euros ou des francs suisses au cours du jour. Comme pour toute monnaie mise sur le marché, des dispositifs de sécurité ont été intégrés, pour assurer une confiance, avec notamment l’utilisation de microfilm plastique, d’encre fluorescente et d’hologramme.

Après un an d’existence, ce sont plus de 80 000 lémans qui circulent dans tout le bassin franco valdo genevois entre les mains de plus de 1200 citoyens et 300 entreprises adhérentes, dont les deux tiers sont répartis dans le canton genevois. Question sécurité, «les 80 000 CHF convertis constituent le fonds de réserve, aussi appelé fonds de nantissement. L’association Monnaie Léman garantit que pour chaque léman, un franc est déposé sur un compte à la Banque Alternative Suisse (BAS). Cette banque a la particularité d’investir l’argent dans des projets promouvant les énergies renouvelables, l’agriculture biologique et l’économie sociale et solidaire. La somme est donc conservée sur ce compte et va permettre de financer des projets locaux. Cela permet de rassurer nos membres, car si le système devait s’arrêter, chacun pourrait récupérer son argent», explique le secrétaire.

Le léman est une monnaie volontairement captive.

Vers une monnaie 2.0

Au café des Savoises, les membres du léman poursuivent leur réflexion dans le cadre des vendredis de la Transition : «Actuellement, nous travaillons sur une version électronique du léman qui permettrait à chacun d’acheter ses lémans depuis son smartphone ou son ordinateur», dévoile-t-il. Il est vrai que pour payer son loyer ou ses assurances, le système électronique s’impose. Ce système électronique va aussi permettre de sécuriser plus encore les achats. L’application en ligne devrait être opérationnelle en 2017.

L’association Monnaie Léman développe simultanément un système de Crédit Mutuel. Il permettra de faire bénéficier les entreprises adhérentes de lignes de crédit à taux zéro. «En fonction de leur activité économique dans le système, chaque membre dispose d’une marge d’endettement sans avoir à passer par des banques. Cela va permettre à des entrepreneurs en difficulté de trésorerie, par exemple lorsqu’ils attentent le paiement de leurs clients et doivent malgré tout verser des salaires, de ne pas avoir à payer d’intérêts, et d’éviter ainsi la spirale de l’endettement. Cela pourrait par ailleurs aider ceux qui désirent se lancer dans de nouveaux projets et qui ne trouvent pas de possibilité de financement auprès des banques. Grâce au Crédit Mutuel et au réseau, on permet aux entreprises de s’endetter de façon limitée et négociée, sans avoir d’intérêt à verser, tout en s’affranchissant du système bancaire classique. Ainsi, tous les membres sont à la fois créditeurs et débiteurs au sein du système. C’est une autre façon de voir le système monétaire, où la monnaie n’est plus nécessaire en amont de l’activité économique et n’a pour fonction que d’être le témoin et la mesure des échanges ! s’amuse Antonin Caldéron.»

Ce Crédit Mutuel s’inspire du WIR. Lancée pendant la crise des années 30, cette première monnaie complémentaire suisse a permis de remettre en route une économie réelle en panne de liquidités alors que les marchés financiers s’étaient écroulés. Toujours en activité, le WIR peut se targuer d’un réseau de 60 000 PME, pour un chiffre d’affaires cumulé équivalant à 1,7 milliard de francs. De quoi octroyer des crédits à bon marché !

Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact sur l’économie locale. Mais Monnaie Léman s’affaire à développer des filières économiques, pierre angulaire du système. «L’idée, c’est de créer des sillons dans l’économie locale, en redéveloppant des chaînons de partenaires allant par exemple de la graine au pain ou du houblon à la pinte, explique le militant. C’est ce maillage qui permet de dynamiser les transactions locales».

Pour le moment, les filières de l’alimentaire et de l’agriculture sont les plus développées avec des fermes, des épiceries, des bars et restaurants… qui proposent des produits de première nécessité et qui n’engagent pas de montants très importants. Un fort engouement est également notable dans le secteur de la santé et du bien-être. «Nous travaillons actuellement au développement d’autres filières comme le secteur de la construction et de l’habitat. En effet, parmi nos membres figurent plusieurs architectes, artisans du bâtiment et une coopérative d’habitation innovatrice, la Codha. À moyen terme, d’autres régies seront naturellement amenées à s’intégrer au Léman, soutenant ainsi les entreprises locales du bâtiment. Enfin, les collectivités publiques, en tant qu’acteurs économiques, pourront renforcer les entreprises locales à travers le Léman, Plus les entreprises locales travaillent, plus les communes augmenteront leurs recettes fiscales», conclut Antonin Caldéron.

Après le WIR et le Léman, le Farinet sera bientôt disponible dans le bassin valaisan. Le mouvement des monnaies locales prend donc de l’importance et montre qu’elles ne sont pas forcément des utopies.

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