La mode et ses néologismes «non-genre»

Non-genré, bi-genre, pangender, gender fluid, non-binaire ou genderqueer : dans le secteur de la mode, le vocabulaire s’est enrichi pour définir une nouvelle tendance qui efface les normes traditionnelles du féminin et du masculin.

Joyeux mélange des genres, brouillage des pistes, l’adhésion au « no-gender » est loin d’être futile. C’est aussi une petite révolution culturelle, voire militante, portée par la génération Z. Ce nouveau vocabulaire promeut une nouvelle identité. Évidemment, ce n’est pas une idée récente. Coco Chanel avait déjà inventé la « garçonne » dans les années 1920 et Yves Saint Laurent le « smoking pour femme » en 1966. « Le pantalon est devenu une des pièces maîtresses de la garde-robe de la femme moderne », proclamait le couturier mais aujourd’hui, il ne s’agit plus d’émanciper la femme mais de gommer les frontières esthétiques entre les deux sexes. Ainsi, le vestiaire masculin emprunte-t-il désormais de plus en plus aux attributs féminins, ce qui n’est pas sans rappeler la jupe pour homme avant-gardiste de Jean-Paul Gaultier présentée dès 1985. Plus récemment, c’est Jaden Smith, le fils de Will Smith, qui posait en jupe pour la collection femme printemps-été 2016 chez Vuitton. 2015-2016, la saison haute couture qui voit justement l’avènement de l’unisexe dont s’emparent les marques qui ont bien compris qu’il y a ici le terreau pour séduire les Millennials, ceux qui ont les yeux rivés sur leurs smartphones et les réseaux sociaux, et bien sûr, dans leurs jupons, la génération Z.

Une fluidité de style plutôt que de genre

« Être gender fluid, c’est sortir de la binarité fille/garçon, passer de l’un à l’autre, pour finalement embrasser une multitude d’identités », explique Alice Pfeiffer, journaliste mode au Monde et aux Inrocks, spécialiste des questions sur le genre – les Gender Studies sont nées dans les années 1990 –, et convaincue que la mode est un formidable miroir de notre société qui permet à la fois de parler de différences et d’homogénéité. Pour les plus jeunes, cette posture est souvent plus spontanée que pour les générations précédentes. Ils ont comme modèles la chanteuse Christine and the Queens et les figures androgynes des stars de la pop culture, des images qui ont infusé jusqu’à devenir des icônes modernes. Prince et David Bowie en tête. L’évolution du langage de la mode montre aussi celle des mentalités quant à la représentation du corps dans la société. 74 % des 13-20 ans considèrent que « le genre ne définit pas une personne autant qu’avant », selon une étude menée par l’agence en prospective et tendances J. Walter Thompson Intelligence. Être femme au masculin ou homme au féminin, ce n’est plus tabou. Le vêtement tend à s’affranchir de la symbolique sexuelle. Pour devenir mixte.

La mode a-t-elle toujours un sexe ?

Effacement total des frontières identitaires ou snobisme ultime ? On peut se poser la question tant l’univers de la mode flirte avec celui du luxe et de l’hypermédiatisation. Mais, on ne peut le nier, tout ce qui défile devient marqueur temporel. De ce point de vue, la collection été 2016 pour homme de Gucci a assumé des teintes et des matières traditionnellement associées au vestiaire féminin, faisant de son directeur artistique, Alessandro Michele, une des figures de proue de ce qu’on appelle désormais les collections « gender neutral ». Dans la même veine, la même année, le célèbre magasin londonien Selfridges crée un rayon agender (sans-genre) alors que des griffes plus populaires, comme Zara et H&M, se lancent aussi dans l’aventure avec des collections intitulées Ungendered. Que ce soit les pionniers et les militants, comme Jean-Paul Gaultier, Vivienne Westwood, Rad Hourani, jeune chantre de la neutralité vestimentaire, la marque Hood by Air ou ceux qui prônent le floutage du féminin et du masculin comme la lauréate du prix LVMH 2016, Grace Wales Bonner ou les marques Vêtements, AVOC et Y/Project, petits et gros labels, tous repensent l’allure unisexe. Cette déconstruction des codes qui sous-tend une liberté sexuelle affranchie des stéréotypes fait également une large place aux défilés non genrés, chez Burberry ou Tom Ford, par exemple (hommes et femmes ensemble sur les podiums), et aux mannequins transgenres, très médiatisés, dont un des plus célèbres est le Bosniaque Andrej Peijic et récemment, Oslo Grace, mannequin « neutral » nouvelle égérie Gucci et Moschino 2018. Le gender fluid est donc devenu plus qu’une tendance, un jeune marché porteur. Et son vocabulaire l’y a beaucoup aidé. Il fallait l’inventer pour donner naissance à un troisième genre qui n’existait pas il y a 10 ans.

Les artistes et la langue : la revanche des « auteures »

Ce qu’il y a de bien avec le mot « artiste », c’est qu’il est aussi bien féminin que masculin. Mais pour d’autres, c’est plus compliqué. Si l’on dit « acteur » et « actrice », l’on ne parle que d’« auteur » et non d’« autrice ». Parce que le métier d’actrice dans l’esprit des hommes était naturellement dévolu à la femme, le mot a été gardé…

La langue sert aussi à se battre.

Artiste, je « la » suis !

Le 10 novembre 2017, comme un pavé dans la mare, voici ce qu’écrivait Bernard Pivot sur Twitter : « Colette est l’une de nos grandes écrivaines / l’un de nos grands écrivains. La seconde formulation est plus flatteuse, non ? » Les commentaires sur l’assertion ne se sont pas fait attendre. Alors qu’au XVIIe siècle, les femmes répondaient encore « je la suis », au XXIe siècle, l’écriture inclusive se heurte en France à un débat des plus vifs suite à la publication en septembre 2017 d’un manuel scolaire en écriture inclusive chez Hatier qui a fait émerger des relents nauséabonds de misogynie. Le propos était pourtant de réfléchir à une égalité des sexes dans la langue française. Pourquoi serait-elle plus flatteuse ? a rétorqué Marc Lévy à Bernard Pivot. Le masculin l’emporte. C’est une règle, élevée au rang de tradition, qui a formaté une vision de l’esprit, sans que les femmes aient eu leur mot à dire ! La majorité des intellectuels français a tiré la sonnette d’alarme contre l’écriture inclusive, trop complexe, illisible. En première ligne de front, la sacro-sainte Académie française, pour qui elle n’est pas moins qu’un « péril mortel », cette noble institution n’ayant accueilli une femme dans ses murs, Marguerite Yourcenar, qu’en 1980 (après 345 ans de virilité bien gardée).

À y regarder de plus près, le refus de féminisation touche en priorité les noms de métiers prestigieux. On admet néanmoins « auteure » et beaucoup de femmes se disent « écrivaines ». Et que dire des mots « peintresse » ou « médecine » qui ont existé autrefois mais n’ont pas survécu aux grammairiens masculinistes du XVIIe siècle ?

Une langue vivante, aussi au féminin ?

La France a plus qu’un train de retard, alors qu’en Suisse, en Belgique et au Québec, la féminisation des noms de métier a été introduite. Égalité décomplexée, bien loin du conservatisme français que déplore l’historienne Éliane Viennot qui voit dans l’écriture inclusive plus qu’une règle orthographique, un mouvement égalitaire qu’avait initié Olympe de Gouges pendant la Révolution française avec sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : « On ne peut pas utiliser un langage entièrement masculin pour parler de tout le monde, il faut réinjecter du féminin », assène-t-elle.

Alors, être femme artiste aujourd’hui, est-ce devoir utiliser l’écriture inclusive, la féminisation de la langue ou au contraire, la contourner pour ne pas en accentuer la symbolique sexuée ? Sans révolutionner la langue, certaines y glissent, leur part de féminité, comme l’accord au féminin du « on » chez la romancière Marie Darrieussecq. On sent aussi le carcan dont voudrait se départir l’écrivaine et éditrice Chloé Delaume lorsqu’elle écrit dans L’Obs :
« L’égalité n’existe pas, l’égalité n’est pas concevable, c’est ce que nous renvoie, en kidnappant la langue, chaque jour, l’Académie. » Car oui, il est aussi question de représentation inconsciente, de symbolique, de structuration de la subjectivité. « Si on est habituée à être reléguée en 2e position dans la langue française depuis toute petite, cela a un impact. Quand j’entendsdire que ‹ ce n’est rien ›, que ‹ c’est un faux problème ›, ça me fait bondir. Je le redis, je suis convaincue que cela a un impact fort sur la façon dont on se considère. La langue, les lectures nous conditionnent », déclare Laureline Kuntz, championne du monde de slam et auteure qui parle des clichés sur les femmes dans sa websérie Actriss. Or, la France pense toujours au masculin. Les femmes artistes le ressentent et s’en offusquent désormais publiquement. Le débat sur l’écriture inclusive est bien plus profond qu’il n’en a l’air. En dedans, sourd une révolte féministe. La question est bien celle de la visibilité de la femme dans la langue, et par ricochet, dans la société. Le féminin est « tout ce qui ne laisse pas de traces », écrivait Virginie Despentes dans King Kong Théorie alors que d’autres s’expriment oralement, parfois avec une voix rauque – pour mieux se faire entendre ? « Une nana qui fait du rap, tu sais déjà que 50 % du public ne va pas écouter », s’indigne la rappeuse Chilla qui a explosé les compteurs YouTube avec son titre Si j’étais un homme. Car la langue sert aussi à se battre.

« Si ce n’est pas si important, je propose, plutôt que l’écriture inclusive, de faire que le féminin l’emporte dans la langue française pendant quelques années ! Ce serait plus simple et permettrait de changer d’une certaine façon nos perceptions », conclut avec humour Laureline Kuntz pour qui la langue est vivante pouvant « s’inventer, se transformer, se malaxer ». Il n’y a plus qu’à !

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