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La Catalogne saigne l’Espagne

La puissante chaîne régionale TV3 a bien failli être l’une des victimes collatérales de la tentative de sécession de la Catalogne à l’automne dernier. Parmi les mesures prévues en réaction à la déclaration d’indépendance du 28 octobre, le Gouvernement espagnol entendait remplacer les organes de direction de l’audiovisuel public catalan.

Pour Madrid, les médias catalans, et plus particulièrement la chaîne amirale TV3 ( la plus regardée dans la région au coude à coude avec l’espagnole Telecinco ), sont devenus les porte-voix de l’indépendantisme. Cette menace de mise sous tutelle a provoqué une telle émotion dans la province que la majorité conservatrice a dû faire marche arrière. Malgré ce recul, le Gouvernement espagnol a jeté le soupçon. Avec ses cinq chaînes de télévision, ses quatre radios et son agence de presse, l’audiovisuel public catalan ( 2300 employés ) fait figure de géant dans le monde des médias en Espagne. Malgré une baisse de son budget, 450 millions d’euros en 2010, 307 millions en 2017, l’audiovisuel catalan dispose encore de deux à trois fois plus de ressources que la plupart des autres chaînes régionales d’Espagne. Créée en 1983, TV3 a joué un rôle décisif dans la récupération de la langue et dans la diffusion d’une culture de masse en catalan après les années sombres de la dictature.

« C’était un bol d’oxygène : pour la première fois, on pouvait voir des séries américaines comme Dallas ou des dessins animés et des mangas dans notre langue » explique Caterina Cantos, 35 ans, qui fait partie de cette première génération à avoir grandi avec des médias en catalan. Avant-gardiste, ouverte sur le monde, exigeante et de qualité, TV3 a été une pépinière de journalistes qui plus tard ont fait de très grandes carrières dans les principaux médias espagnols. Dans les années 80, la chaîne reçoit beaucoup d’argent et peut se permettre d’avoir des correspondants permanents dans le monde entier, de produire des fictions et de s’offrir les droits de diffusion des grands événements sportifs.

Si on était si partisan que ça, on n’aurait pas autant de succès.

Dès sa naissance, la chaîne cultive son identité catalane mais c’est en 2012 avec l’arrivée au pouvoir du récent converti à l’indépendantisme Artur Mas que la chaîne se politise réellement. « C’est devenu une télévision partisane », regrette le politologue Gabriel Colomé.

Le mode de désignation de la direction de TV3 crée une collusion avec le pouvoir politique. Nommée par une commission qui dépend du Parlement catalan, l’équipe dirigeante
est par définition proche de la majorité au pouvoir. Depuis deux ans, c’est un militant actif de l’indépendance, Vicent Sanchis qui dirige la chaîne et qui pendant la campagne électorale de décembre a interviewé en direct tous les candidats. Sur les réseaux sociaux, les internautes lui ont reproché sa complaisance avec les candidats indépendantistes.

Mais cette proximité avec le pouvoir est propre à tous les médias publics en Espagne. Si on reproche à TV3 de faire le jeu des indépendantistes, on accuse également TVE d’être
une télévision de propagande à la solde du Gouvernement Rajoy. Présentateur vedette du journal de 14 h 30, Carles Prats dénonce une campagne de dénigrement : « TV3 est une chaîne plurielle. On cherche à nous discréditer pour des raisons électorales. » Selon le journaliste, le succès d’audience est la meilleure preuve de la qualité des programmes : « Si on était si partisan que ça, on n’aurait pas autant de succès. »

Ces bons chiffres ont d’autres explications pour Gabriel Colomé : « Les 40-45 % d’indépendantistes regardent cette chaîne car elle les conforte dans leurs idées. Mais l’autre moitié de la Catalogne ne la regarde jamais car elle ne s’y sent pas représentée. »

Au-delà d’un ton généralement favorable aux thèses de l’exécutif régional, les polémiques se sont multipliées récemment à l’antenne : une chroniqueuse qui brûle une Constitution espagnole en direct ou un reporter faisant un duplex sur le toit d’une voiture de la Guardia civil vandalisée par des manifestants. « C’était une bêtise et une erreur et nous le lui avons dit », concède Carles Prats. Si les journaux télévisés font preuve d’une neutralité apparente, le traitement des sujets et le vocabulaire employé laissent subtilement entendre que la Catalogne et l’Espagne sont deux réalités complètement distinctes, voire opposées. « Pour désigner la Catalogne, TV3 parle de pays, pour évoquer l’Espagne on parle d’État », explique Gabriel Colomé. Prats, comme l’ensemble des journalistes de la chaîne, rejette ces critiques : « Tout le monde connaît les opinions politiques de notre directeur,
mais en vingt ans de carrière, on ne m’a jamais dicté le moindre sujet. » Le présentateur plaide néanmoins pour une réforme du mode de désignation de la direction : « Il faudrait un véritable concours public, comme pour la BBC, afin que le patron soit clairement indépendant du pouvoir politique. » Mais ce modèle britannique ne sera pas une réalité de sitôt tant les administrations publiques, de Barcelone à Madrid, semblent avoir fait des médias publics les principaux instruments de leurs combats politiques.

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