L’avenir des villes se trouve à quinze minutes

Théorisé par le scientifique franco-colombien Carlos Moreno, le concept consiste à tout trouver autour de soi en un quart d’heure : travail, logement, commerces, écoles… Et à ne plus utiliser la voiture.

C’est le rêve de tout citadin : tout trouver à portée de mains sans avoir à passer des heures dans les bouchons ou dans les transports en commun. Un emploi, une gare, des commerces, des établissements scolaires, des arrêts de bus. De quoi se soigner, se distraire, se cultiver… Ce rêve, de plus en plus présent dans la tête de sociologues, d’urbanistes, d’architectes et de dirigeants politiques (comme Anne Hidalgo, maire de Paris) a un nom, « la ville du quart d’heure ». Il a été théorisé par Carlos Moreno, scientifique franco-colombien, professeur associé à l’Université Panthéon-Sorbonne de Paris et lauréat 2021 du Obel Award, un prix remis pour la troisième fois à un projet qui rend nos villes futures plus durables et agréables à vivre.

Mobilité subie

Le concept est simple. Le chercheur explique avoir voulu s’interroger sur la relation entre le temps, le rythme de vie et la ville, mais aussi sur notre lien à nos lieux familiers : « Sur ce qui fait que vous êtes fier d’un endroit, que vous le respectez. Lorsque l’on porte un lieu en soi, on en prend davantage soin, tout comme l’on prend davantage soin des autres. » Sa réflexion s’inscrit dans la volonté de s’affranchir de la mobilité subie, ce mouvement pendulaire qui oblige les habitants à se déplacer deux fois par jour. Notamment pour aller et venir de chez soi à son lieu de travail. Mais pas seulement : pour faire ses courses, aller au sport ou y emmener ses enfants, aller au cinéma quand un multiplex a été installé dans un centre commercial à la place du bon vieux ciné de centre-ville. « Pour y parvenir, reprend Carlos Moreno, j’ai déterminé six fonctions essentielles qui devraient être des services de proximité, accessibles à quinze minutes à pied ou à vélo : se loger, produire dignement, accéder aux soins, s’approvisionner, apprendre et s’épanouir. »

Carlos Moreno n’entend pas bâtir de nouvelles villes, mais faire avec celles qui existent. Il propose d’aménager « la vie dans la ville » à l’aide d’un projet de politique urbaine qui, puisqu’elle évite non seulement les trajets en voiture, mais aussi en bus, se veut compatible avec un objectif de neutralité carbone en 2050.

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(Eric Sehr)
Carlos Moreno n’entend pas construire des villes nouvelles, mais faire avec celles qui existent.

Métiers incompatibles

À l’heure du télétravail experimenté pendant la crise sanitaire, l’objectif de Moreno de réduire drastiquement l’écart entre l’espace où l’on vit et celui dont on vit paraît raisonnable… aidé par l’essor des moyens de transport propres (vélo, trottinette, voiture électrique…). Du moins pour celles et ceux qui le peuvent. Difficile, en effet, pour un policier, une infirmière en milieu hospitalier, des employés de banque, des ouvriers ou des cadres dirigeants de grandes entreprises de travailler à la maison ou à un quart d’heure maximum de chez soi. Quant aux frontaliers qui viennent à Genève, il leur faudrait résider à quinze minutes de leur lieu de travail à vélo, en tram ou en Léman Express.

En Suisse, plusieurs chercheurs réfléchissent à cette nouvelle façon d’envisager la ville, qui va à l’opposé du souhait des urbains de déménager pour une villa en dehors du centre. Guillaume Drevon, géographe au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL à Lausanne, estime que si l’on souhaite limiter l’attrait de la maison individuelle, par essence ennemie de la ville du quart d’heure, il faut envisager, « dans les espaces urbains, une offre de logement qualitatif, qui propose des intérieurs généreux et des extérieurs de choix. Également renforcer la qualité des lieux publics et apaiser les nuisances à la fois sonores et celles liées à la pollution. C’est le niveau général de l’urbanisme qu’il s’agit de repenser. »

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(Lucas Selhane)
Dans la ville du quart-d’heure, l’accès aux services de proximité est calculé en fonction de son mode de déplacement : à pied (1 et 2) ou en vélo (3 et 4), entre 5 et 15 minutes.

La ville près de chez soi

De son côté, Ariane Widmer, urbaniste cantonale à Genève, propose de faire en sorte que les gens renforcent leur sentiment d’identité à leur quartier et fassent « vivre leur environnement, l’aménagent, l’adaptent à leurs besoins. » Dans une interview au quotidien Le Temps, elle expliquait : « La ville du quart d’heure offre la possibilité des déplacements à pied ou à vélo. Habiter près d’une gare ou le long d’un tram permet de renoncer à l’utilisation quotidienne de la voiture. » Avant de reconnaître que pour certains métiers, la voiture reste le meilleur moyen pour se déplacer. Mais « un nouveau récit de la ville est en train d’émerger, ajoute-t-elle, où le piéton et le cycliste reprennent progressivement possession de la rue et où l’automobiliste coincé dans un bouchon rêverait de flâner. »

Comme d’autres, elle espère que la pandémie et son obligation de repenser le travail permettra de réinventer ces lieux qui, jusqu’ici, ne servaient qu’à travailler. Pourquoi ne pas y installer une crèche, une salle de sport, histoire d’économiser du temps et du CO2 ? Aux États-Unis, au bord du Pacifique, une ville montre déjà l’exemple : Portland (645’000 habitants). La capitale de l’Oregon, référence en termes d’environnement, est en train de créer des quartiers où 90% des résidents peuvent remplir leurs obligations et besoins quotidiens à proximité et avoir des accès piétons et cyclables sécurisés. Des investissements colossaux pour permettre notamment aux habitants des banlieues d’enfin trouver autour d’eux tout le nécessaire. Et de ne pas faire de la ville du quart d’heure, rebaptisée là-bas 20-minutes neighbourhoods (quartiers 20 minutes), un privilège pour les seuls habitants des centres-villes.