Interview de Rodolphe Luscher

– Lutter contre la déperdition d’énergie passe, entre autres, par la conformité à des labels. Ceux-ci peuvent-ils avoir des effets indésirés (par exemple étanchéité trop forte, sentiment d’aquarium, etc.) ?

Ces effets indésirés et la pression des normes représentent en vérité une charge psychologique importante. De façon générale, la ville émet, à part du bruit, aussi un son particulier qui lui est propre. A force d’isolation thermique et phonique, les gens commencent à oublier cette rumeur citadine ; même à la campagne, ils ont de la peine à supporter les oiseaux ou l’écho lointain des cloches des vaches. L’étanchéité des bâtiments donne envie d’ouvrir les fenêtres, ce qui détraque évidemment les systèmes d’économie d’énergie fondés sur le caractère hermétique des bâtiments. Mais entendre du son, c’est agréable, c’est même doux parfois ! On l’habite. Et déjà il arrive aux architectes de rencontrer des problèmes pour obtenir un label parce qu’ils ont prévu, par exemple, une porte coulissante qui, évidemment, ne peut pas remplir les conditions d’étanchéité totale et constitue alors une faille dans le système. Cette foison de règles et de labels représente le contraire de l’architecture, qui n’est pas juste un domaine technique. Son objectif capital, c’est l’ambiance « globale », dans un espace approprié, pour le bien-être des occupants/habitants !

– Comment concilier recherche d’économie d’énergie et recherche du beau ? Et comment arbitrer (patrimoine classé, panneaux solaires…) ?

C’est l’un des grands problèmes. En isolant la façade, il faut bien placer cette épaisseur d’isolation quelque part. Si c’est sur l’extérieur, on change l’aspect de l’immeuble. Si on opte pour une isolation à l’intérieur, on modifiera les proportions des pièces en diminuant les surfaces habitables. Il faut de l’intelligence et de la sensibilité pour faire les choix que vous évoquez. Un bâtiment historique ancien doit-il impérativement devenir aussi efficient qu’un immeuble neuf ? Ne devrait-on pas donner la priorité à sa valeur architecturale et urbanistique… en faisant des concessions ?

– La volonté de s’inscrire dans le développement durable vise-t-elle avant tout un objectif politique et économique, ou pense-t-on vraiment au bien-être des habitants ?

Chez nous, l’architecture prône le durable ! Durable en quoi ? Rappelons que le durable est père de nos ouvrages des siècles précédents ! Actuellement, l’obligation d’aller vers la haute performance n’assure en tout cas pas une maintenance de qualité, exigée de la peau extérieure d’un bâtiment. Alors, c’est à l’étape du gros oeuvre que l’on peut prévoir la structure la mieux adaptée à l’évolution future de l’aménagement du second-oeuvre (l’intérieur) répondant ainsi aux exigences futures des besoins des occupants. Au-delà, se battre pour des labels de durabilité me paraît illusoire. D’ailleurs, pour faire du « durable » au sens significatif du terme, il faut intervenir à l’échelon de l’urbanisme. Il n’échappera à personne que la villa individuelle, par exemple, ne constitue pas une forme d’habitation porteuse d’avenir dans une région où le terrain est rare. La prise en considération d’un (re)groupement urbain s’impose donc, la densification. S’y associe l’esprit de la communauté urbaine, avec ses multiples sous-lieux – tels que centres, sous-centres, quartiers et domaines – qui s’impose de fait.

– La ville écologique de demain est-elle une utopie ?

L’écologie se veut religion. Là, il convient avant tout de trouver un équilibre, de mener une réflexion qui harmonise les lieux, le paysage, la culture locale avec l’exigence des besoins. Tout le monde ne rêve pas d’habiter dans une « ville verte », mais la tendance existe, malgré l’attrait des villes médiévales sur les touristes « durables », ou le « vert » y est généralement rarissime ! Dans la ville européenne d’aujourd’hui, il y a une dualité intéressante et complémentaire : deux applications en appréciation urbaine se confrontent et se complètent : la maintenance de l’historique et la création d’une nouvelle spatialité. C’est à ce carrefour que se décide le chemin vers la durabilité, qui englobe la notion de l’écologie : le minéral versus le végétal… en bon équilibre.

–Les mentalités en Suisse vous semblent-elles mûres pour adopter des règles de construction et un mode de vie compatibles avec le développement durable ? Jusqu’à quel point les gens feront-ils des efforts (surcoût, discipline d’usage, etc.) ?

L’être humain s’habitue à tout, surtout au confort. Aujourd’hui, personne ne se passe plus de la technique et de l’électronique : mon téléviseur, ma voiture, ma domotique au bureau et à la maison. La gestion globale par télécommande nous fait couler un bain 10 minutes avant la fin du film à la télé… pour s’y plonger juste après. Mais quel rapport à l’architecture pourrait vraiment s’en déduire ? Qu’est-ce qu’on attend – finalement – de l’architecte, de l’architecture ? A part gérer l’intégration dans le bâtiment de tous ces « atouts » techniques, qui – ça c’est sûr – seront tout sauf durables ! Le défi qui nous guette se fond à la fois dans la pensée globale et dans la réflexion sur une culture locale aussi diversifiée qu’elle l’est déjà et aussi imprévisible qu’elle s’annonce. C’est pourquoi qu’il faut « construire » une architecture appuyée sur des « fondations durables » qui se
limitent au strict minimum en assurance de longévité et qui laisse ouvert un large éventail de probabilités d’interventions futures. Mais ce qui sera durable au-delà, c’est l’action de l’architecte sur le non-mesurable : la touche qui rend tout espace urbain et tout bâti architecturale joyeux… et mystique quelque part.

Cette foison de règles et de labels représente le contraire de l’architecture.

Rodolphe Luscher, Architecte lausannois