Interview de Slobodan Despot
Les abonnés à « Antipresse » sont des gens intéressants, qui ont une culture, une ouverture d’esprit et pas de préjugés.
– Le concept de «média alternatif» semble avoir été créé pour vous. Que pensez-vous de l’essor de ce nouveau modèle de communication et de débat ?
Slobodan Despot – Il y a deux raisons à ce développement d’un nouveau type de média. La première est tout simplement technique et opérationnelle : il n’était pas imaginable, ou en tout cas pas facile, avant Internet, de diffuser un journal, une revue ou même un bulletin de paroisse qui touche un assez grand nombre de destinataires. Cela impliquait une mise de fonds, l’intervention de professionnels du graphisme, de l’imprimerie. De nos jours, n’importe qui peut créer un site – on serait étonné de découvrir que certains médias du Web couronnés de succès sont l’œuvre d’une ou deux personnes – et on peut estimer que, dans le cas d’espèce, l’organe crée la fonction ! Second motif de cet élan: l’évidence de l’insatisfaction croissante du public à l’égard de ce que j’appelle les médias de grand chemin, les médias institutionnels si l’on préfère. Sans même parler du biais politique de certains, il est étonnant que tous les journaux, stations, agences – y compris du service public – ne soient ouvertement plus intéressés que par leur rentabilité, leurs parts de marché publicitaire, et plus du tout par leur contenu ou leur lectorat. Ils ont perdu le contact avec leurs lecteurs et finissent, comme de juste, par devenir les valets de ceux qui les financent.
– Votre principale motivation, pour vous lancer dans l’aventure d’« antipresse.net », était-elle d’ordre politique ?
– Plus précisément, nous souhaitions lutter contre un nivellement par le bas de toutes les opinions, de tous les points de vue. Chacun sait aujourd’hui qu’on a toujours l’impression de lire le même journal ou d’écouter les mêmes commentaires, non seulement sous des titres différents, mais dans des langues et des pays différents ! La réalité est évidemment plus vaste, plus nuancée, plus complexe que ce que veulent bien nous en dire même les grands journaux supposés les plus sérieux ; il y a des domaines explorés par tous les médias, puis abandonnés, tandis que d’autres sont carrément ignorés. J’ai beaucoup étudié la période soviétique, notamment sous l’angle de la presse du régime. Depuis des années, nos journaux occidentaux paraissent avoir adopté une attitude similaire à leurs homologues sous Brejnev : le système est conscient que son fonctionnement ne peut mener à l’avenir promis, ni même perdurer très longtemps ; les médias entretiennent une sorte de réalité virtuelle, amusent et tranquillisent le bon peuple. Les voix exposant les failles menaçantes, ne serait-ce que du système financier, semblent résonner dans le désert.
– Qualifieriez-vous « Antipresse » de site de réinformation ?
– La plupart des altermédias revendiquent cette vocation. Ils entendent démontrer la fausseté des « fake news », dont les médias classiques sont les plus grands diffuseurs, consciemment ou non (tout en faisant mine de les combattre), ou mettre en exergue des faits dont personne ne parle. Nous nous plaçons plutôt dans l’école du regard, non dans l’information directe, à l’exception de quelques enquêtes. Il s’agit de déployer une autre manière de voir les choses, une manière différente de celle de la presse ordinaire. Nous essayons d’apporter nos propres conclusions et manions volontiers l’ironie.
– Justement, à la lecture d’« Antipresse », on se prend à se demander où vous classer politiquement et quels lecteurs sont susceptibles de vous suivre sans être heurtés dans leurs convictions…
– En effet ! Lorsque j’ai créé « Antipresse » en 2015, j’étais encore collaborateur extérieur du conseiller d’État valaisan Oskar Freysinger. Bien que je n’aie jamais fait partie de l’UDC, on m’y a immédiatement associé et nous avons compté beaucoup d’abonnés fidèles à ce parti… qui ont parfois été déçus et nous ont quittés assez fâchés ! Il y a eu ensuite notre passage, voilà quelques mois, à la version payante. Autant dire qu’aujourd’hui, celles et ceux qui sont abonnés à « Antipresse » sont des gens intéressants, qui ont une culture, une ouverture d’esprit et pas de préjugés. La réalité n’a pas d’étiquette, tel est notre principe ! Nous disposons d’un fichier d’abonnés qui comprend des adresses américaines (plusieurs centaines), japonaises et naturellement de nombreux pays francophones. Nous préférons l’influence à l’affluence et n’accordons pas grand intérêt au nombre de connexions ; l’objectif n’est pas de prêcher des convaincus et d’entretenir un circuit fermé de ronchonneurs. Nous visons les gens qui réfléchissent.
– Les réalistes ouverts d’esprit, cultivés et intelligents ne sont sans doute pas légion par les temps qui courent…
– Pour être réaliste, pour comprendre la réalité et y réfléchir, il faut en effet une culture générale et notre époque ne facilite pas cette approche « universelle ». La plupart des gens, notamment ceux nourris d’Internet, n’acquièrent qu’une culture partielle. Le Web tend à vous pousser vers des chapelles, des communautés, des réseaux où l’on se conforte dans ses passions, dans ses opinions. Le terrain du réel reste en friche et si quelqu’un a le malheur de s’en occuper, il est immédiatement classé : extrémiste, complotiste, etc. Pire : prenez le cas d’Éric Zemmour, par exemple. Il a exprimé certains faits réels, mais peu agréables à entendre ; vite considéré comme infréquentable, il s’est retrouvé entouré de soutiens… venus à lui pour de mauvaises raisons. Le cercle vicieux était refermé. Aujourd’hui, un pays ou une collectivité dirigés par des gens réalistes et honnêtes, c’est difficile à trouver !
– Souffrez-vous d’un déficit de notoriété ?
– On ne nous cite pas dans les revues de presse. Mais le bouche-à-oreille fonctionne bien. Lors de notre lancement, nous avons eu droit à quelques articles, mais notre développement régulier tient aux réseaux sociaux, aux citations (quand la source est mentionnée !) et aux recommandations de lecteurs à leurs amis. Plus tard, nous envisageons de lancer une version sur papier, pour exercer notre modeste influence sur le monde réel ! « Antipresse », en tout cas, ne recourra pas aux systèmes de publicité Google ou à des sponsorings de contenu. Nos abonnés détermineront eux-mêmes les moyens et la forme de notre développement, en parfaite transparence. En un peu plus de deux ans, nous avons réuni par pollinisation quelques milliers de lecteurs solidaires de notre expérience : réfuter la loi de la quantité et affirmer celle de la qualité. Les médias de grand chemin sont enfermés dans l’entre-soi, dans une sorte de tour d’ivoire. Nous savons tous que les tours d’ivoire se construisent, puis s’écroulent.
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