Interview de Gérard Tschopp
L’autocensure est le mal du siècle.
Gérard Tschopp, la Suisse est placée au 15e rang sur 160 dans le classement 2014 de RSF en raison de la concentration de la presse et de l’autocensure des journalistes, êtes-vous inquiet de la concentration des médias en Suisse ?
Je suis, à titre personnel, inquiet de la concentration des médias et de la dévalorisation croissante du métier de journaliste. Je constate toutefois que deux des pays où il y a la plus forte concentration de la presse, la Finlande et les Pays-Bas, sont parmi les mieux notés dans le classement de la liberté de l’information par RSF. Il n’y a donc pas un lien automatique entre concentration de la presse et atteinte à la liberté de l’information. D’autres facteurs sont déterminants, notamment l’organisation des rédactions, le statut des rédactions par rapport aux éditeurs et l’histoire de ces éditeurs. Les rédactions doivent pouvoir se concentrer sur les productions et ne pas être minées par des questions de rentabilité ou de fonctionnement.
Les journalistes suisses sont-ils souvent dans l’autocensure ?
L’autocensure est le mal du siècle. Probablement pour tous les journalistes, dans tous les pays du monde, il y a un réflexe d’autocensure pour des raisons diverses qui vont de l’autoprotection, du maintien d’une prétendue réputation, jusqu’à une vraie protection dans des situations qui peuvent être dramatiques ou difficiles. S’il y a des abus en Suisse dans ce domaine, ils restent exceptionnels. L’autocensure de confort peut toutefois exister : ne pas faire de vagues, ne pas provoquer et ne pas se créer d’ennuis inutiles. Ce qui devrait être déterminant, c’est l’intérêt public. Est-ce qu’un intérêt public mérite d’être sauvegardé ou prévenu ?
La presse doit-elle être le chien de garde de la démocratie ?
C’est l’un des chiens de garde mais le meilleur garant de la démocratie, c’est l’équilibre entre les pouvoirs et les contre-pouvoirs. Est-ce que la presse doit s’octroyer un pouvoir ? On parle depuis des années de la presse comme d’un quatrième pouvoir. Je ne suis pas sûr qu’elle en soit vraiment un, ne serait-ce que parce qu’elle n’a pas de légitimité institutionnelle. En revanche, la presse a un rôle à jouer pour faire progresser la transparence, pour permettre à chacun de se forger son opinion en toute connaissance de cause, à plus forte raison dans une démocratie directe ou semi-directe. Les grands dossiers doivent être compris par la population. La presse a un vrai rôle citoyen, civique, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit un quatrième pouvoir.
Internet a-t-il vraiment fait progresser la transparence et l’indépendance des médias ?
Toutes les rédactions bon gré mal gré, avec plus ou moins de moyens et de détermination se sont mises à internet et ont recours aux médias dits sociaux. Il y a aussi des innovations intéressantes dont cette tentative en Suisse romande de sept.info. Sept a cependant besoin de moyens pour exister. Derrière tout projet rédactionnel, même numérique, il y a toujours un modèle économique. Mediapart l’a prouvé, il a fallu beaucoup de courage et de temps pour atteindre l’équilibre. Une des grandes plaies actuelles, selon moi, c’est l’illusion de la gratuité et notamment sur internet. C’est une soi-disant gratuité car derrière toute production d’information, il y a des coûts et donc un modèle économique. Que le lecteur internauditeur et spectateur paie directement ou indirectement, peu importe, il paie par des connexions internet et, bien sûr, par de nouvelles formes de publicité.
L’Union suisse des arts et métiers et l’UDC lancent des actions qui attaquent la redevance et le service public, est-ce un bien pour le marché de la presse ?
Ces attaques contre le service public ne doivent pas être sous-estimées. On a tendance à oublier que si l’on n’avait plus ce service public, et ce que veulent certains milieux avec cette nouvelle tendance de la pseudo-gratuité ambiante, ce serait une mise en cause fondamentale de la SSR. Je ne rêve pas que la Suisse romande devienne l’Auvergne de la Suisse, un paysage médiatique quasi vierge alors que l’on dispose encore d’une diversité et d’une richesse médiatique extraordinaires. La presse écrite est en train de vivre une révolution incroyable où l’on n’a pour l’instant pas trouvé de nouveau modèle économique. Je suis convaincu qu’elle y parviendra et que nous aurons toujours besoin d’une presse forte et diversifiée dans une société démocratique comme la nôtre. Je crains en revanche que l’attaque contre la SSR ne soit le prélude à une espèce de chant du cygne ou, en tout cas, à un énorme appauvrissement de l’ensemble de la presse suisse.
Comment peut intervenir RSF en Suisse ?
Par un suivi régulier des atteintes à la liberté de l’information, notamment les premiers épisodes des affaires Rocchi et Giroud, des appuis concrets, pratiques à des journalistes, blogueurs et autres acteurs de l’information. Nous ne sommes pas un syndicat, mais ce travail peut aller jusqu’à la défense même juridique de certaines personnes. Il y a heureusement des personnes qui travaillent pour nous et qui sont prêtes à s’engager pour la défense de la liberté de l’information. En Suisse, le travail le plus essentiel de RSF est de suivre la situation de la presse et du cadre légal. Par exemple, le projet d’initiative UDC de la primauté du droit national sur le droit international nous inquiète énormément, car des journalistes suisses ont gagné à Strasbourg grâce à la Convention européenne des droits de l’homme. Si on devait se priver de cette clause ultime de protection, le risque serait très grand de revenir à un système clos. Il est rare que RSF s’engage directement dans une campagne politique, mais nous allons nous battre contre cette initiative.
L’association RSF
Fondée en 1985 à Montpellier par quatre journalistes (Robert Ménard, Rémy Loury, Jacques Molénat et Emilien Jubineau), l’association RSF, reconnue d’utilité publique depuis 1995, a rapidement pris une ampleur internationale. Dirigée par Christophe Deloire depuis août 2012, RSF, c’est 150 correspondants dans 130 pays qui remplissent chaque année un questionnaire de plus de 300 questions sur la situation de la presse dans le monde. Le prochain Classement mondial de la liberté de la presse 2015 est sorti le 12 février. Après la tuerie à Charlie Hebdo, RSF s’est engagée en soutenant financièrement la rédaction et en appelant à la mobilisation générale par une pétition. Aujourd’hui, RSF compte pas moins de dix bureaux et sections à travers le monde. La section suisse, dirigée par Christiane Dubois, a vu le jour en 1990. Elle compte environ 500 membres et se trouve parmi les sections importantes en nombre de membres dans l’association internationale.
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