Interview de Flavien de Muralt
Nos banquiers se retrouvent agents de fiscs étrangers.
Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années, notamment en Suisse ?
L’un des aspects de ce phénomène me paraît être la multiplication des initiatives populaires portant sur des sujets aussi variés que générateurs de division. Cette pléthore a tendance à affaiblir l’une des libertés fondamentales apportées par la démocratie directe suisse, celle de formuler une proposition ou une critique pour se faire entendre du pouvoir dominant. Or l’on voit de plus en plus d’initiatives issues de l’UDC ou du PS, c’est-à-dire de partis gouvernementaux ! Autrement dit, le pouvoir s’arroge le contrôle du contre-pouvoir… Pour le reste, la Suisse me semble ployer sous l’abondance de règles et de restrictions, mais peut-être un peu moins que ses voisins européens. Il faut toutefois être très vigilant sur ce point.
Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation de notre société, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ? Le cas de Fatca, dispositif fiscal américain accepté avec un certain empressement par nos édiles et nos banquiers, préfigure-t-il d’autres concessions ?
A mon avis, le summum du scandale aura été, dans ce domaine, la transmission aux autorités pénales américaines, par une banque étrangère installée en Suisse, de données personnelles sur ses propres employés, en 2012. Pour diminuer l’amende due aux Etats-Unis, HSBC a livré aux Américains des données sur des citoyens suisses, avec l’aval de nos propres autorités politiques. C’est le triomphe de la force sur le droit et l’assurance d’une insécurité juridique inédite. SwissRespect avait saisi les tribunaux, mais a été débouté en seconde instance pour « non-représentativité ». Dans le cas de la Convention de double imposition, la Suisse a obtempéré poliment devant la France, préférant un « copier-coller » du droit français à la simple défense des intérêts de ses citoyens. SwissRespect avait proposé un texte qui aurait été acceptable; il n’a jamais été étudié.
La sinistre réalité du terrorisme justifie-t-elle des mesures plus drastiques et plus invasives de la vie privée ?
Avant même les attentats de janvier dernier en France, Matignon avait discrètement fait passer – la veille de Noël – un décret autorisant un contrôle accru d’Internet, en vertu de dispositions légales sur la sécurité du territoire. L’armée française a d’ores et déjà un regard appuyé sur les télécommunications, et ne parlons pas des pays anglo-saxons… Voilà quarante ans que l’on prétend, par divers moyens de ce genre, contrôler les dangers liés notamment à une immigration non maîtrisée. Tout ce qu’on a réussi à faire en France, c’est créer des ghettos. Il faut absolument que la Suisse évite de suivre le même chemin. Certains caressent l’idée d’un « Patriot Act » à la française; espérons que l’esprit européen triomphera. Cela dit, en cas de menace démontrée, la surveillance est parfaitement justifiée, tout comme l’usage de moyens catégoriques contre des terroristes avérés.
La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ?
Le récent vote populaire contre l’abolition de l’imposition selon la dépense a été une victoire sur la complexité administrative. En effet, ce type d’imposition est simple et efficace. La gauche traditionnelle a donc très logiquement tenté d’installer de nouvelles lourdeurs là où elles n’étaient pas encore présentes. Bien que première de classe dans la lutte contre le blanchiment d’argent, la Suisse voit son secteur financier de plus en plus corseté par des réglementations souvent importées. Nos banquiers se retrouvent littéralement agents de 200 différents fiscs étrangers ! Le pire est que si cette bureaucratie massive a handicapé la compétitivité de la place financière, elle n’a pas eu le moindre effet notable en termes de transparence, puisque les mesures d’autocontrôle étaient déjà prises depuis longtemps. En revanche, la clientèle a été poussée vers divers autres centres financiers moins bureaucratiques, au premier rang desquels la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
Votre expérience bancaire et financière vous suggère-t-elle que la place helvétique a définitivement capitulé, ou le récent refus de renoncer aux « forfaits fiscaux » (imposition selon la dépense) est-il un gage d’espoir ?
Ce vote a en effet constitué un beau plaidoyer en faveur du fédéralisme, un signal que tout n’était pas encore perdu. Il y a des décennies que certaines élites et la quasi-totalité des médias nous serinent que la démocratie directe et le statut indépendant de notre pays sont des freins à son développement économique et au bien-être de ses citoyens. Aujourd’hui, quel pays de l’Union européenne ou d’ailleurs ne rêverait-il pas de connaître la relative liberté et la relative prospérité suisses ? Mais cette position originale de la Suisse gêne, et ses rivaux – car il s’agit bien d’une compétition acharnée – entendent bien mettre à genoux ces arrogants fils de Tell. Du côté américain, imposer Fatca n’a été qu’une étape, comme nous le craignions : l’échange automatique d’informations est déjà à l’agenda. Du côté de l’UE, la négociation de l’accord sur les services – qui devra entrer en vigueur en 2018 – va être cruciale. Il s’agit d’obtenir une vraie réciprocité et de veiller à ce qu’à travers les normes imposées par l’UE, ce ne soient pas comme souvent les intérêts américains qui triomphent.
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