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Interview de Colette Fry

Plus égalitaire dans les mots.

Colette Fry, Directrice du Bureau genevois de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BPEV)

Féminiser la langue, ou la démasculiniser… un thème qui ne laisse pas indifférents les pays francophones. Certains ont choisi l’écriture épicène, c’est-à-dire sans stéréotype de sexe, d’autres militent encore pour une féminisation des mots et lancent des pétitions pour interdire l’enseignement de la règle grammaticale du masculin qui l’emporte sur le féminin. Et en Suisse ? Le point avec Colette Fry, directrice du Bureau genevois de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BPEV).

– À quel moment la question de la féminisation du langage s’est-elle posée en Suisse ?

– On peut remonter en 1880 et au recours déposé par Émilie Kempin-Spyri devant le Tribunal fédéral. Après avoir suivi des études de droit, la jeune femme s’était vu refuser l’accès à la profession d’avocat parce qu’elle était une femme. Elle argumentera que l’art. 4 de la Constitution fédérale de 1848 statuant que « tous les Suisses sont égaux devant la loi » impliquait l’égalité entre femmes et hommes. Le Tribunal fédéral la déboutera, jugeant son interprétation « aussi nouvelle qu’audacieuse » et maintiendra sa position jusqu’en 1963. Ce n’est qu’en 1981 qu’un nouvel article de la Constitution entrera en vigueur, affirmant que les hommes et les femmes sont égaux en droit, et en 1996 que la loi pourvoira à l’égalité (LEg), visant une égalité dans les faits. Donc du point de vue historique, on peut dire qu’Émilie Kempin Spyri fut la première à essayer de faire bouger les lignes en démontrant que le masculin dit universel ne remplissait pas sa mission, car il cachait les droits des femmes. À partir de là, les mouvements féministes et féminins ont émergé pour réclamer davantage d’égalité, notamment dans l’usage de la langue.

– Quel rôle le bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes doit-il jouer dans cette féminisation du langage ?

– Depuis sa création il y plus de 30 ans, le BPEV lutte contre les stéréotypes de genre et sensibilise pour ancrer le principe de l’égalité, notamment à travers l’usage de la langue. Des publications comme Le dictionnaire féminin-masculin des professions, titres et fonctions y pourvoit dès 1990, suivi en 2002 par Écrire les genres. Guide romand d’aide à la rédaction administrative et législative épicène. Aujourd’hui encore, le bureau agit pour la féminisation du langage en ayant oeuvré en septembre 2017 pour l’entrée en vigueur du règlement pour l’égalité et la prévention des discriminations en raison du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre (REgal) dans la législation genevoise.

– Comment s’est concrétisée la féminisation du langage en Suisse ?

– En matière de parité linguistique, les cantons romands restent pionniers. On y pratique l’écriture épicène administrative. En 1993, le Conseil fédéral a décidé que seule la langue allemande serait rédigée de façon épicène, car c’était plus facile qu’avec la langue française ou italienne. Cependant, pour ces deux langues, des pratiques se sont développées qui montrent qu’il y a une sensibilité nouvelle à la formulation non sexiste. Les cantons italophones et francophones essaient d’imaginer des solutions harmonieuses avec un langage épicène, mais il n’y a pas d’obligation.

– Le langage épicène ou inclusif est réservé à la rédaction de textes administratifs et législatifs ? N’avez-vous pas envie que cela se déploie davantage dans la société ?

– Oui, bien sûr, nous aimerions que ce langage soit généralisé et que les médias soient plus attentifs dans leur communication. Au niveau des bureaux de l’égalité romands, des actions de sensibilisation ont eu lieu et un prix, « Femmes et Médias », a été conçu pour récompenser les journalistes qui font avancer le débat sur l’égalité que ce soit en traitant des sujets importants en faveur de celle-ci ou en rendant visibles les femmes et les hommes de façon plus égalitaire. Le Global Media Monitoring Project (GMMP) montrait qu’en 2015 seuls 20 % des personnes citées comme Expertes étaient des femmes et que l’actualité était encore occupée par des figures masculines alors que les féminines se retrouvent cantonnées à la presse people ou à donner un avis très général. Le chemin vers une représentation égalitaire est encore long !

– Comment peut-on concrètement féminiser le langage ?

– Il existe plusieurs solutions. La plus simple reste de neutraliser le texte. Plutôt que de parler des enseignantes et des enseignants, on peut privilégier des termes neutres tels « le corps enseignant ». En second lieu, on peut utiliser des doublons, en positionnant le féminin en premier. Ainsi, on s’adressera aux enseignantes et enseignants, aux directrices et directeurs. Cette seconde proposition a le mérite d’être facile à intégrer, agréable à lire et de rendre le féminin visible. Enfin, troisième possibilité, on utilise le point médian ou le tiret et l’on écrit : les enseignant.e.s. Cette solution peut paraître un peu lourde, surtout si les phrases sont longues et multiplient les adjectifs. Mais il est bon de rappeler que le langage épicène et inclusif n’est pas là pour embêter les gens ou donner une lourdeur administrative. Il est réellement utile et nécessaire pour participer d’une société plus égalitaire.

– Y a-t-il des opposants ou des réfractaires ?

– On peut entendre parfois des critiques sur la lourdeur des phrases, la complexité de la compréhension ou encore « ce débat sur la féminisation du langage est bien futile au regard des inégalités salariales et autres plafonds de verre ». Mais il faut savoir que toutes ces problématiques sont interdépendantes, car dès que l’on continue de parler de Directeur au lieu de Directeur-Directrice, ou d’ingénieur sans mentionner ingénieure, cela participe au plafond de verre, on nuit à la diversité des métiers et l’on nourrit les stéréotypes. Tout ceci fait partie d’une même logique générale. Le chemin vers une représentation égalitaire est encore long !

 

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