Interview de Charles Gave
La liberté des citoyens s’est fortement réduite.
Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années, notamment en France ?
Absolument. On assiste à une montée en puissance des pouvoirs de contrôle, rendue possible par l’essor de l’informatique. Les voyages, les transactions financières, les
lectures sur Internet sont facilement repérables et analysables. La liberté des citoyens s’est fortement réduite. La crise des années 2008-2009 a fourni à de nombreux gouvernements un commode prétexte à l’accroissement de la surveillance de l’activité financière. Ce contrôle de plus en plus serré a diminué la liberté des honnêtes gens sans que la criminalité ne subisse de baisse.
Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation de notre société, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ?
Oui. Nous vivons dans un univers « computérisé » où chacune de vos actions se traduit par des zéros et des « un » dans une mémoire d’ordinateur. Un ordinateur qui constitue le principal danger menaçant les libertés individuelles. Le seul moyen d’y échapper serait de ne pas utiliser de carte de crédit, de tout régler en liquide. Mais les autorités se chargent de limiter la possibilité de payer quoi que ce soit en numéraire. L’ordinateur apparaît cependant aussi comme un instrument de liberté… Certes, lorsqu’il permet à celles et ceux qui en sont capables de passer au-dessus des systèmes de contrôle étatiques. Mais de façon générale, on laisse des traces partout où l’on passe. En somme, l’ordinateur, c’est un peu ce que disait Esope de la pire et la meilleure des choses pour l’homme : sa langue.
La sinistre réalité du terrorisme justifie-t-elle des mesures plus drastiques et plus invasives de la vie privée ?
Je suis convaincu du contraire. Rien ne justifie d’accroître le pouvoir de l’Etat s’il n’y a pas en face un contre-pouvoir installé. On est en train de donner de plus en plus de pouvoir à des gens dont on ne connaît pas vraiment les motivations profondes, et parmi lesquels se trouvent de nombreuses personnes qui n’ont pas été élues. Il y a un vrai danger pour les libertés publiques et il est urgent que la loi prohibe toute intrusion étatique dans les ordinateurs privés.
La France souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? Est-elle susceptible de connaître de vraies réformes, ou est-ce une cause perdue pour la gauche comme pour la droite ?
Sans trahir de grand secret, je vous répondrai que si l’Assemblée nationale était composée de députés exerçant la profession de coiffeur, elle prendrait des décisions favorables aux coiffeurs ! Or la France présente la particularité de permettre à ses fonctionnaires de faire de la politique et, dès qu’ils sont battus, de reprendre leur place à l’Etat. La plupart des députés sont fonctionnaires et certains chefs de parti ou ministres sont simultanément inspecteurs des finances, par exemple. On peut donc difficilement imaginer qu’ils veuillent bouleverser l’organisation de l’Etat.
La densité de normes et de lois a pour corollaire paradoxal – aux yeux de nombreux observateurs – le triomphe du capitalisme et de l’argent. Comment l’expliquer ? La liberté est-elle réservée aux riches et aux puissants ?
En quelque sorte, en effet ! La fortune s’est extra-territorialisée. Les pauvres et les classes moyennes vivent dans leur univers familier, y travaillent et ne s’en éloignent pas
souvent. Les riches, à l’inverse, sont parvenus à se créer un monde à eux, où ils circulent volontiers et très facilement. Si on les ennuie dans un département, un canton, un pays, eh bien, ils en changent. En fait, il n’y a que les classes moyennes, voire modestes, qui ne peuvent échapper à l’impôt. Or cet impôt augmente, car contrairement à ce qui
devrait être évident dans toute démocratie, ceux qui ne le paient pas votent autant que ceux qui le paient. Ainsi, un citoyen assisté par l’Etat vote des augmentations d’impôt qui, d’une part, ne lui coûtent rien à lui, mais peuvent, d’autre part, améliorer son sort. Il élit aussi des politiciens qui partagent cet idéal. Doucement, la démocratie dérive vers la démagogie. On oublie souvent qu’une majorité ne fait pas le droit, qu’elle peut parfaitement se montrer injuste.
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