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Interview d’Alain Bovard

Même si les menaces sont nombreuses, il ne faut pas céder à l’émotionnel et à la tentation du ‘ tout répressif ’.

Alain Bovard, Amnesty International

La protection des droits privés est plus que jamais un enjeu majeur en ce début de XXIe siècle. Pourquoi ?

Le contrôle exercé par les régimes totalitaires tout comme l’espionnage d’Etat ont toujours existé. Ce qui change aujourd’hui, c’est l’ampleur des possibilités qu’offrent les nouvelles technologies, infiniment plus efficaces en termes de collecte, de stockage, d’exploitation et de partage des données. Leur développement et leur « facilité » d’utilisation sont tels qu’aujourd’hui l’activité de chaque citoyen est susceptible d’être contrôlée et suivie, comme le serait celle d’un criminel potentiel. C’est extrêmement préoccupant.

En 2013, l’affaire Snowden a révélé de manière particulièrement choquante la surveillance exercée par les Etats-Unis sur le reste du monde via la National Security Agency. Est-ce une date clé ?

Le scandale des écoutes de la NSA, révélé par le lanceur d’alerte Edward Snowden, est particulièrement grave, mais il y en a eu d’autres : l’affaire Wikileaks, sortie en 2010, ou encore les vols secrets orchestrés par les Etats-Unis pour transférer des prisonniers à Guantanamo, dès 2002. Les révélations qui entourent ces cas font apparaître à quel point les formes modernes de surveillance représentent un danger pour les libertés individuelles, en particulier le droit à une vie privée, à la liberté d’opinion et d’expression, d’association ou d’assemblée.

Pour vous, c’est une entrave à la démocratie.

Absolument. La surveillance de masse et le partage de ces résultats entre les gouvernements constituent une menace particulièrement importante pour tous ceux qui traitent des
informations sensibles, qu’ils soient journalistes, militants ou avocats. La surveillance assortie de la possibilité de mobiliser un appareil répressif a bien évidemment un effet dissuasif sur la capacité de ces personnes à rechercher, à recevoir et à diffuser des informations sur les violations des droits humains. C’est un fait qu’Amnesty International a toujours dénoncé avec la plus grande fermeté.

Dans de nombreux pays, l’application de nouvelles lois antiterroristes a conduit à étendre davantage les pouvoirs des Etats, restreignant d’autant celui des citoyens…

Les activités de surveillance sont légales seulement si elles répondent à certaines conditions. Elles doivent être basées sur une loi nationale claire, complète et accessible, poursuivre un but légitime en vertu du droit international, comme la protection de la sécurité nationale ou la prévention de la criminalité, et être nécessaires et proportionnelles pour atteindre ces objectifs légitimes. Il est en outre fondamental que les Etats se dotent de moyens de contrôle de ces mesures, y compris parlementaire et judiciaire.

Par rapport au reste du monde, la Suisse est-elle encore un îlot en termes de protection des droits individuels ?

Nous sommes certes mieux lotis que bien d’autres pays. Les droits fondamentaux et la protection des minorités sont inscrits dans le droit national suisse. Ce qui ne veut pas dire que notre pays ne peut pas se transformer, au gré de votes populaires, en un Etat ne respectant pas les droits et les libertés d’une frange de ses citoyens. Quelle sera la Suisse de 2025, dans un contexte de peur lié à la montée de certains extrémismes ? Personne ne le sait. Au printemps 2015, la nouvelle loi sur le renseignement sera examinée par le parlement. Il paraît d’ores et déjà difficilement pensable qu’elle ne sera pas durcie.

La situation a de quoi préoccuper. Mais peut-on encore revenir en arrière, notamment en redéfinissant mieux la protection de la sphère privée dans un monde bouleversé par les nouvelles technologies ?

Ce sera difficile, mais une chose est sûre: même si les menaces sont nombreuses, il ne faut pas céder à l’émotionnel et à la tentation du « tout répressif ». Amnesty International s’engage en faisant du lobbying au parlement pour attirer l’attention des politiciens sur ce sujet. Nous n’avons pas encore mis sur pied de campagnes de communication ciblées pour attirer l’attention de la population sur ces nouveaux dangers, comme nous l’avons fait par exemple pour dénoncer la torture, mais cela pourrait changer dans un avenir proche. Enfin, à Londres, une nouvelle cellule d’Amnesty International a été mandatée pour travailler sur le thème « Human rights and digital age », une démarche indispensable pour prendre la mesure des nouvelles menaces qui pèsent sur les libertés de chaque individu.

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