« En Suisse, le génie est très mal vu »
La Suisse, petit pays magique qui cultive la discrétion, le confort, la tranquillité et la concorde politique sans faire de prosélytisme au sujet de cette démocratie que tout le monde nous envie. Ce « génie helvétique » est-il vraiment génial ?
Docteur en histoire après des études aux universités de Genève et d’Oxford, François Garçon est né en France, mais possède aussi la nationalité suisse, pays dans lequel il a longtemps vécu. Auteur de nombreux ouvrages sur la Confédération dont Le génie des Suisses (Taillandier, 2018), il est sans doute le meilleur spécialiste français de l’identité suisse. Et de son supposé génie…
Vous qui n’êtes pas, dites-vous, un « vrai » Suisse, mais un binational franco-suisse, qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser aux identités suisses et à interroger ce « génie » des Suisses ?
Je pense que la première ressource de ce travail, c’est l’arrogance française qui considère que le monde entier tourne autour de cette nation et de Paris. Je pense que quand quelque chose marche, il faut s’en inspirer. Pourquoi réinventer l’eau tiède alors qu’on sait comment faire de l’eau chaude et de l’eau froide ? C’est quand même une grande obsession française. Alors que juste à côté se trouve un pays, la Suisse, qui, depuis 1848, organise des votations et où ça fonctionne bien. Un pays où vous avez grosso modo un tiers des gens qui parlent le français. Mais l’incapacité des dirigeants français à aller voir ce qui fonctionne pour s’en inspirer m’a amené à me dire : « Il y a un truc qui marche bien, c’est la Suisse. Si on en parlait aux Français ? » Essayons de le faire valoir auprès de ceux qui, par cécité, arrogance, surdité, ne s’intéressent qu’à eux.
Diriez-vous qu’en premier lieu, ce qui « marche bien » en Suisse et fait partie du « génie », c’est le système politique ?
Oui. C’est une démocratie parlementaire et non présidentielle. Il n’y a pas sur la planète une démocratie où vous avez un président qui détienne autant de pouvoir qu’Emmanuel Macron. Le système politique suisse fonctionne bien mieux, mais, c’est un point important, les Suisses ne s’en prévalent pas pour autant. Vous n’entendrez jamais un Suisse dire à un étranger : « Chez nous, ça marche mieux ». Ils se le disent entre eux. Mais ils ne diront jamais à un étranger : « Vous devriez vous inspirer de ce qui se fait de mieux chez nous. » Je pense au fonctionnement politique, mais aussi par exemple au système d’apprentissage dual. La femme de Joe Biden et son équipe sont venues en Suisse alors que Biden était à cette époque vice-président. Les Chinois, les Britanniques aussi. Les Français, jamais ! Ça ne les intéresse pas. Ils ne peuvent pas comprendre.
Ici, l’idéologie fondamentale, c’est que le groupe a beaucoup plus de puissance que le génie individuel.
Par mépris pour la Suisse, ce « petit » pays vu de Paris ?
Oui, le mépris français est quand même très largement répandu et pas uniquement envers la Suisse. Mais je pense que ces préjugés ont diminué par la présence des 300’000 frontaliers et des 200’000 résidents français. Ils peuvent constater comment marchent les choses. Je pense que la démocratie suisse en elle-même fait la force de ce pays. Il y a un principe de subsidiarité qui fait que tout part des communes, puis vous remontez aux cantons puis, en bout de course, au plan fédéral. La politique suisse se joue dans les cantons. Le premier objectif des autorités cantonales, c’est qu’aucune prérogative ne soit subtilisée par le plan fédéral. Alors qu’en France, dès qu’il y a un problème, on se tourne vers l’Élysée.
Le pouvoir politique en Suisse est aussi bien moins incarné, beaucoup plus modeste…
Il y a ici une phobie de l’homme présidentiel. Parce que l’homme présidentiel, si tant est qu’il existe, est un dictateur en puissance. Quelqu’un qui va abuser de son pouvoir. C’est la raison pour laquelle vous avez une présidence tournante. Il ne faut surtout pas que quelqu’un s’installe dans ce siège qui, de surcroît, ne détient aucun pouvoir. Quand même, il y a du prestige. Il ne faut donc pas qu’une personne puisse s’illusionner sur ce que cela pourrait lui apporter. Donc on alterne chaque année.
Entre les élus, la population, les grandes entreprises, les institutions… Diriez-vous que la Suisse bénéficie d’une bonne répartition des pouvoirs ?
Il y a en effet une très bonne répartition des pouvoirs. Les résultats des votations sont, par exemple, impératifs. Une fois que les gens ont voté, l’objet sur lequel la population s’est prononcée est appliqué. Il n’y a pas de possibilité de biaiser. Sans arrêt, les autorités sont sous la coupe de la population. Encore une fois, ce serait inenvisageable en France. La qualité du fonctionnement politique suisse, c’est que le peuple est aux commandes. Les élus savent qu’à tout moment, ils peuvent être déjugés dans les décisions qu’ils prennent lorsqu’elles sont démagogiques ou qu’elles sont contraires à l’intérêt général, ou qu’une majorité de gens les estiment contraires à leurs intérêts propres. Cela les amène à être beaucoup plus concrets quant aux décisions qu’ils prennent, aux politiques qu’ils conduisent.
Vous parlez du « génie » des Suisses dans votre livre. À l’heure où la France vient d’organiser brillamment les Jeux olympiques, sur quoi repose le «soft power» suisse ?
Je dirais sur trois piliers. La qualité de vie, l’attrait des grandes villes suisses souvent très bien placées dans les classements internationaux ; le niveau des salaires ; la qualité des relations de travail. Je pense que ce dernier compte beaucoup. En Suisse, à un entretien d’embauche, on ne vous demande pas quel diplôme vous avez décroché il y a vingt ans, histoire de vous hiérarchiser en fonction de vos études, mais ce que vous avez fait l’année dernière, dans quelle boîte vous avez travaillé, qu’est-ce que vous y faisiez, vos responsabilités exactes. Il n’y a pas cette notion de rente que l’on retrouve parfois ailleurs.
Vous dites aussi dans votre livre qu’en Suisse, « dès qu’une tête dépasse, on la coupe ». Comment du coup laisser émerger les génies ?
Je dis ça au sens où on n’est pas là pour valoriser un individu… Il y a une modestie imposée. En Suisse, le génie est très mal vu. Parce que l’idéologie fondamentale, c’est que le groupe a beaucoup plus de puissance que le génie individuel. Le collectif prime sur la qualité individuelle, qui n’est pas remise en question. Il y a la crainte de voir surgir un individu qui se croit hors d’atteinte des normes comportementales attendues.
Quand un génie émerge, comme Roger Federer, comment le pays gère-t-il ce succès, ce triomphe planétaire ?
Attention ! Federer n’est pas d’abord suisse aux yeux de la population, il est avant tout Bâlois. Je vous précise que les gens de la région savent très bien faire la différence entre un Bâlois-Ville et un Bâlois-Campagne. Ce qui importe, c’est l’identité de la commune, puis du canton, non pas nationale. Contrairement aux Français, les Suisses ne vont pas forcément s’approprier sa nationalité. Il y a vingt-six cantons ! Un Genevois n’est pas un Valaisan, un Bâlois n’est pas un Jurassien…
Qu’est-ce qui ne va pas en Suisse ?
Il n’y a pas assez de concurrence et, à l’inverse, des cartels très lourds, notamment dans l’agriculture, un domaine ultraprotégé du fait de l’obsession suisse d’être en autosuffisance. Le système des banques ne va pas non plus, leur réputation est surfaite, on l’a encore vu récemment avec Credit suisse. Les autorités de concurrence ne sont pas assez puissantes ou ne se manifestent pas assez pour que les informations soient transparentes et les comportements plus sains. À part cela, je ne vois pas. Il n’y a pas grand-chose qui ne fonctionne pas bien en Suisse.
Sur le plan humain, cette « dictature de près » dont vous parlez dans le livre ne vous dérange pas ? Cette surveillance de tout le monde par tout le monde…
Que les Français critiquent le fait que les Suisses se dénoncent entre eux, quand on connaît l’histoire de la France et les dénonciations pendant la Seconde Guerre mondiale, ça me fait sourire. Les gens ne dénoncent pas les Juifs ou les Résistants, mais celui qui fait sécher son linge au balcon si c’est interdit, balance ses poubelles au coin de la rue ou enfreint le Code de la route. Finalement, vous avez bien moins besoin de policiers partout. Ce système existe, certes. Mais au moins il tient le pays au calme. ■