Ernst Zürcher, le marcheur au milieu des arbres
L’ingénieur forestier bernois milite depuis toujours pour la préservation de la forêt. Dans son dernier livre, il raconte sa longue marche jusqu’à la Méditerranée, pour mieux se retrouver avec lui-même et pousser ses lecteurs à se reconnecter avec la nature.
Il arrive un peu en retard au rendez-vous. « Je crois qu’il est venu à pied », explique l’assistante d’Olivier Varenne, le galeriste genevois qui l’a fait venir pour parler de paysage et de nature en marge d’une exposition sur l’art et l’écologie. Cheveux argentés sur un visage d’esprit des bois, Ernst Zürcher apparaît finalement, s’excusant d’avoir sous-estimé le trajet depuis la gare. En 2019, cet ingénieur forestier, expert à la Haute École spécialisée bernoise et qui enseigne à l’EPFZ et à l’EPFL, publiait chez Actes Sud Les arbres, entre visible et invisible. Le livre, qui parle de la relation entre les végétaux et insiste sur l’importance de la forêt dans la vie des humains, fait un carton. Trois ans plus tard, Ernst Zürcher sort Le pouls de la Terre (Éd. La Salamandre), un nouveau bouquin où il est toujours question de nature, mais d’une nature que l’on traverse au rythme de la marche. « C’est la concrétisation d’un rêve d’enfant : rejoindre la Méditerranée à pied, depuis la Suisse. J’ai attendu d’avoir presque 70 ans pour le réaliser », explique celui qui marche autant que possible dans sa vie quotidienne. « Ce projet était autre chose. Qu’est-ce que marcher suscite comme observation, comme réflexion intérieure ? Qu’est-ce que cela signifie au niveau de nos différents sens, de notre perception de l’espace et du temps ? »
Perceptions primaires
Matériel minimum pour odyssée maximum : un sac à dos, une tente et quelques livres pour passer le temps « que je n’ai d’ailleurs pas du tout ouverts. Je me suis nourri de la richesse des paysages que j’ai traversés et qui changent sans arrêt. Ce type de voyage vous apprend à retrouver des perceptions primaires et à faire face à des situations brutes. » Et à penser aussi. « Mais toujours en lien avec l’ici et le maintenant. C’est moins de la sagesse que de la jubilation, celle de se sentir plus reposé à la fin d’une marche qu’à son commencement. J’ai traversé le plus possible d’endroits naturels, de parcs régionaux : le massif de la Chartreuse, le pied du Vercors, le Luberon, la montagne de Lure, la Sainte-Victoire… de magnifiques régions, très peu habitées et où les possibilités de se perdre sont fréquentes. D’autant que la carte que j’avais était mauvaise, les chemins mal indiqués. J’ai parfois fini dans une vallée que je ne voulais pas. Ce n’était pas très grave. »
Gardien de l’eau
Ce périple, Ernst Zürcher l’a accompli en solitaire, unique moyen de vraiment se retrouver avec soi-même. « Au départ, pourtant, j’avais impliqué mon fils et ma fille qui n’ont finalement pas pu venir. Je dois reconnaître que lorsque vous passez une nuit, seul, en pleine forêt et à la belle étoile, l’expérience est bien plus puissante et profonde qu’à deux. » La forêt justement, son terrain de prédilection et son cheval de bataille. « La préserver garantira la réussite de notre transition écologique. Si on ne tient pas compte des arbres, c’est sûr, on n’y arrivera pas, poursuit-il. La forêt protège la terre, récupère l’eau et la redistribue en n’en gardant qu’une partie pour assurer son fonctionnement. Autrefois, on croyait que les arbres poussaient bien sous les tropiques parce qu’il y faisait chaud et humide. Aujourd’hui, on a compris que c’est exactement le contraire : s’il fait chaud et humide dans ces régions, c’est parce qu’il y pousse des arbres. La forêt est un organisme d’ordre supérieur qui agit comme une serre protectrice, comme le gardien de l’eau et du paysage. L’entamer, c’est nous fragiliser. »
Pour Ernst Zürcher, la longue marche est donc un moyen de se trouver, certes, mais aussi de se reconnecter avec la nature. Au fait, depuis quand, selon lui, l’humain a-t-il perdu ce lien ? « Je ne vais pas refaire l’histoire, mais l’exploitation des énergies fossiles a tout changé. Avant, les animaux de trait utilisés dans l’agriculture apportaient des engrais organiques qui donnaient des terres fertiles et vivantes. L’avènement des machines et de la chimie a appauvri le substrat minéral. Plus vous artificialisez votre rapport avec la nature, plus vous vous coupez d’elle. Aujourd’hui, nous souffrons, et plus particulièrement les enfants, de ce que les Anglo-saxons appellent The Nature Deficit Desorder, un syndrome de déficit de la nature. Lorsque vous n’avez plus de contact physique, sensoriel ou émotionnel avec un autre vivant, il vous est égal qu’il disparaisse. C’est ce genre de rapport qu’il faut reconstruire. Un peu comme une mère qui sait instinctivement quand son enfant ne va pas bien et ce qu’il faut faire pour qu’il aille mieux. »
Le modèle forestier
Cela dit, ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine que cette mainmise sur le vivant prend des allures de catastrophe existentielle. Notre espèce, jusqu’à présent, s’en est toujours bien sortie. « Alors oui, au Moyen Âge aussi, les hommes ont pris les meilleures terres pour les cultiver et ainsi répondre à l’explosion démographique. Mais jamais avec autant d’agressivité qu’à l’époque moderne : aujourd’hui, il faut 12 calories d’origine fossile, du pétrole en principe, pour produire une calorie comestible. » Ce qui classe le steak industriel au rang des superpollueurs. Et rien n’indique que l’élevage intensif se parera, comme par magie, d’un voile vertueux. « Je reste néanmoins optimiste. Face à une certaine agriculture qui participe au changement climatique, nous ne sommes pas totalement dans l’impasse. L’agroforesterie et la permaculture, qui se fondent sur la fertilité naturelle des sols, sans pesticides, ni engrais ni labourage, donnent des résultats tout à fait étonnants. Grâce à ces méthodes, vous produisez 7 calories utiles – on ne parle plus de comestibles, mais de bois – avec une seule calorie d’origine fossile. En ce qui concerne le bilan carbone, le modèle forestier pourrait être utile pour développer une agriculture qui ne soit plus une source de problèmes. » ■
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