En ville, les femmes indiennes se cachent

Circulez dans les villes indiennes et vous n’y verrez que très peu de femmes, surtout la nuit. Ou alors quelques rares silhouettes qui marchent d’un pas précipité pour se rendre au travail ou rentrer chez elles. En Inde, les villes appartiennent surtout aux hommes.

Les vendeurs ambulants, les policiers, les chauffeurs de tricycles, les livreurs ou les flâneurs : tous sont des hommes.

Cette ségrégation fait tellement partie du paysage urbain qu’elle est rentrée dans les habitudes, tolérée par tous y compris les femmes. Au moins jusqu’à ce que les trois chercheuses Shilpa Phadke, Shilpa Ranade et Sameera Khan interrogent, pendant trois ans, des milliers de femmes de différents quartiers de Bombay pour comprendre comment elles se sentaient dans la ville. « Au début, elles nous disaient qu’elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient, explique Shilpa Phadke, l’une des trois auteurs de Pourquoi flâner ? (« Why loiter ? » Éd. Penguin, 2011) mais quand on leur demandait si elles pouvaient s’arrêter dans la rue, se divertir dans la ville, elles prenaient conscience de leurs limites. »

Si les femmes désertent les rues à la nuit tombée, c’est souvent au nom de leur « sécurité ». Les femmes sont en effet victimes d’attouchements et de harcèlement, dans les transports publics ou pendant les festivals lorsque la foule envahit les rues. Girija Borker, professeure à l’université américaine Brown, a ainsi montré dans une étude publiée en 2017 que les étudiantes préféraient s’inscrire dans les universités proches de chez elles, plutôt que dans les meilleures, pour éviter d’être harcelées sur leur trajet.

Mais au nom de la « sécurité », de nombreuses femmes sont privées de liberté. « Certes, l’espace public est risqué, tout comme l’espace privé d’ailleurs où les femmes sont victimes de violences conjugales, explique Shilpa Phadke, mais s’il est risqué de sortir le soir tard, pourquoi ne pas laisser décider les femmes elles-mêmes ? Cette insécurité est aussi un prétexte pour exercer un contrôle sur elles. » À chaque fois, qu’une femme est agressée ou violée en Inde, c’est la même question qui revient, lancinante, dans les commentaires de la police ou des responsables politiques : « Que faisait-elle à cet endroit-là ? » Comme si, au lieu de rendre les villes plus sûres, ce sont les victimes qui devaient changer leur comportement. « À chaque fois qu’un viol est médiatisé, les femmes sont anxieuses. Mais pas parce qu’elles ont peur d’être agressées. Elles ont peur que leur entourage ne les laisse plus sortir », souligne Shilpa Phadke.

Si les villes ne sont pas sûres pour les femmes, c’est aussi parce qu’elles ont été planifiées par et pour les hommes. En 2015, l’Inde a lancé un programme ambitieux de construction d’au moins 100 villes intelligentes. Parmi les critères d’éligibilité figurent la mixité sociale, des transports communs, le respect de l’environnement, la participation des citoyens… il n’est question nulle part de ville respectueuse de l’égalité entre hommes et femmes. Il suffirait pourtant de quelques simples initiatives comme de meilleurs éclairages dans la rue, par exemple, ou encore la construction de toilettes publiques pour améliorer la situation. Sous l’égide d’un programme des Nations Unies pour des villes plus sûres, des ONG ont mené des audits dans la capitale indienne et ont proposé une hausse du recrutement des femmes parmi les chauffeurs de bus et d’autres professions visibles dans l’espace public. Si les autorités municipales peuvent difficilement changer les mentalités patriarcales, au moins ont-elles le pouvoir de rendre les villes plus accueillantes vis-à-vis des femmes.

Ce sont parfois de petits gestes en apparence anodins qui peuvent réveiller les consciences. Une femme qui flâne dans la rue sans but précis, lit dans un parc, s’arrête prendre un thé sur le trottoir. Une femme qui regarde autour d’elle pour que ce ne soit plus elle, mais la rue qui devienne le spectacle. En flânant, les femmes se réapproprient l’espace public. Après la publication du livre Why Loiter ? un mouvement est né, tirant son nom de l’ouvrage. Régulièrement des femmes se donnent rendez-vous la nuit dans Bombay, pour vaincre ensemble leurs peurs et montrer à la ville que les rues leur appartiennent.

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