ALT

En liberté surveillée

L’évolution du monde moderne, l’accroissement du rôle de l’Etat et de la sphère publique – au moment où, paradoxalement, les élus politiques se plaignent de son affaiblissement et de l’hostilité de l’opinion –, mais aussi l’essor mal contrôlé des nouvelles technologies, autant d’éléments qui justifient une réflexion large sur nos libertés.

Vaste sujet, protéiforme, foisonnant, donc potentiellement décousu en apparence. Qu’on le veuille ou non, entre la Vespa de la Dolce Vita et les normes strictes de Via Sicura, entre les voyages bon enfant et le « scan » complet des passagers sans chaussures, ni ceinture, ni lime à ongles, ni liquide, entre la liberté débridée de Mai 68 et aujourd’hui, bien des marges de manoeuvre du citoyen lambda ont tout simplement disparu.

Certes, il est nécessaire de se protéger du terrorisme aveugle et massacreur. Charlie Hebdo et Copenhague l’ont cruellement rappelé. A ce propos, n’oublions pas que la liberté si adulée impose une responsabilité. C’est même ce qui fait peur à certains, disait un sage : « On ne peut pas tout faire, ni tout dire au nom de la liberté. » Une vie sociale harmonieuse n’exige-t-elle pas une forme de respect à l’égard de la sensibilité d’autrui ?

Le problème est que le citoyen moderne est schizophrène : il veut de la liberté, mais aussi de l’ordre. Il ne veut pas de bureaucratie, mais un Etat fort. Il veut des droits, de l’égalité, de la sécurité, aspirations louables sans doute mais qui nécessitent forcément l’intervention de l’autorité publique, légitimée par des lois et des règlements nouveaux… et des moyens opaques. Mais c’est aussi un consommateur insatiable de photos et d’informations privées sur la vie des people, à en juger par le succès de magazines qui se font une spécialité de dévoiler l’intime.

Et la question sur laquelle notre dossier ambitionne de faire réfléchir peut se résumer ainsi : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour gagner en sécurité et en égalité ? Benjamin Franklin n’est-il pas très actuel lorsqu’il affirme : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux » ? Que penser lorsqu’on apprend que les ordinateurs d’une commission d’enquête du Sénat américain ont été violés par la CIA qui, prise sur le fait, s’est« excusée » ? Est-il légitime d’interdire le libre choix de l’école de son enfant, l’utilisation d’argent liquide pour les paiements, d’exiger l’avis d’un médecin « agréé » pour faire des analyses… dont le résultat est directement adressé à ce dernier et non au patient ? Surfer sur Internet ou utiliser une carte de crédit veut-il dire qu’on accepte implicitement d’être fiché, démarché, catalogué ? Est-il enfin si normal que droite et gauche, dans nos parlements, finissent par tenir le même discours et que les contre-pouvoirs démocratiques soient monopolisés par des partis gouvernementaux ?

Le citoyen se soviétise dès qu’il prend l’Etat pour une compagnie d’assurances à laquelle il n’a pas besoin de payer de prime.

Alexandre Zinoviev
Rubriques
Société