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De Vinci, écologiste de la première heure

Heureux qui, comme Andrea Corsali, a fait un beau voyage. Plus heureux encore celui qui peut se reposer de ses aventures parmi un peuple doux et pacifique. En 1516, l’intrépide Corsali écrit aux Médicis pour leur dire qu’il a rencontré les Gujaratis, un peuple qui « ne se nourrit d’aucun aliment contenant du sang, et qui ne permet pas que l’on blesse un être vivant, comme chez nous Léonard de Vinci ».

Un certain Tommaso Masini écrivait à peu près à la même époque, pour que l’on comprenne mieux la personnalité de son maître, le fabuleux Léonard, que celui-ci « pour rien au monde n’aurait tué une puce ; qu’il préférait s’habiller de lin pour ne pas porter une chose morte ».

Léonard, végan cinq siècles avant que cette philosophie ne se répande sur nos sociétés repues ? Tout le laisse à penser.

Une certaine sensibilité à la souffrance animale

Dans ses Carnets, Léonard reconnaît l’influence que Pythagore a eue sur lui. Le philosophe grec du VIe siècle avant Jésus-Christ s’abstenait de consommer de la chair animale. Dans ses Essais, Montaigne évoque lui aussi Pythagore : « Je ne prends guère de bête en vie à qui je ne redonne la clef des champs. Pythagore les achetait à des pêcheurs et des oiseleurs pour en faire autant. Les naturels sanguinaires à l’égard des bêtes montrent une propension naturelle à la cruauté. » Léonard lui aussi était connu pour acheter aux chasseurs des oiseaux captifs uniquement pour leur rendre la liberté et le plaisir de les voir s’envoler.

Cette sensibilité à la souffrance animale place Léonard un peu à l’écart de la mentalité des hommes de la Renaissance. Jusqu’alors, les animaux, créatures de Dieu, sont considérés comme n’étant ni très différents, ni très inférieurs à l’homme. Et la cruauté dont on fait preuve à leur égard n’est pas plus épouvantable que les souffrances que les hommes infligent à leurs semblables. Hommes et bêtes partagent équitablement le sort terrible de ceux qui n’ont pas les moyens d’éviter les effets de la cruauté de leurs maîtres. La Renaissance fait de l’Homme le seul sujet légitime d’intérêt pour les prêtres, les papes, les philosophes, les artistes et les médecins. L’Homme, oublié depuis l’Antiquité, retrouve son statut de centre du monde renaissant. Ce basculement ne profite guère aux animaux à qui l’on dénie désormais la possibilité d’avoir une intelligence ou une sensibilité. L’animal est désormais une chose à sang chaud et parce qu’il est un objet – certes un peu particulier – il ne peut pas souffrir. Ne pouvant souffrir, il peut tout subir.

Léonard refuse cette logique. Les maîtres qu’il se reconnaît parmi les auteurs de l’Antiquité sont tous soucieux du sort qui doit être fait aux animaux. Un texte de Plutarque écrit au Ier siècle de notre ère aura une influence toute particulière sur Léonard : « Mais rien ne nous émeut, ni la belle couleur, ni la douceur de la voix accordée, ni la subtilité de l’esprit, ni la netteté du vivre, ni la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux, ainsi pour un peu de chair nous leur ôtons la vie, le soleil, la lumière et le cours de la vie qui leur était préfixé. » Si Pythagore craint de faire souffrir les animaux, c’est parce qu’il croit à la réincarnation des âmes. En torturant une bête, en l’accablant de travail ou en la dévorant, on maltraite une âme qui fut et demeure humaine. Le prix de ce péché sera un retour à la vie après la mort dans le corps souffrant d’un animal.

Léonard ne croit pas à la réincarnation. Son respect pour la vie animale ne naît que de son émerveillement devant le fonctionnement parfaitement ajusté du vivant. C’est Léonard l’ingénieur plus que Vinci le peintre ou le musicien qui aime la vie sous toutes ses formes. Tout ce qui vit apporte la preuve de l’agencement parfait de la Création, cette « terrestre machine » selon l’expression de Léonard, qui ne cesse de l’observer pour la comprendre. Dans chaque créature qui vit se manifeste Dieu, ingénieur et créateur. L’esprit divin est distribué à dose égale dans tout ce qui existe. Croire et aimer Dieu, ce n’est pas prier, c’est observer et s’ébahir devant la perfection de la Création. Pécher, c’est détruire, c’est empêcher le bon fonctionnement de la Création, ultime dessein de Dieu.

Cette vision mécaniste de la vie est née du contact précoce et intime de Léonard avec la nature. Il est un enfant que son père refuse de reconnaître et laisse grandir sous la seule responsabilité de sa mère dans un coin reculé de Toscane. Léonard ne va pas à l’école. Il n’apprend pas le latin, ni celui des prières, ni celui des philosophes. Jusqu’à ce qu’on l’envoie faire son apprentissage à Florence, il court la campagne et se passionne pour la vie des plantes, des bêtes et des hommes.

Son manque d’instruction académique lui sera longtemps reproché. Parvenu à la maturité de son génie, il répondra ainsi à ceux qui, un jour, ont osé rire de lui : « Je me rends bien compte que, du fait que je ne suis pas un lettré, certains présomptueux croiront pouvoir me blâmer en alléguant que je suis ignorant. Stupide engeance ! Ceux qui vont se parant des travaux d’autrui ne veulent pas me concéder les miens. Ils diront que mon ignorance des lettres m’empêche de bien m’exprimer sur le sujet que je veux traiter. Mais mes sujets, pour être exposés, requièrent l’expérience plus que les paroles d’autrui. »

« Tout est là ! »

Les savoirs de Léonard se sont étendus, son génie s’est affûté par l’expérience et peu par l’étude. Il regarde pour comprendre et comprend pour reproduire. En regardant la nature, en s’épuisant à en saisir les mécanismes les plus intimes, Léonard comprend très jeune que : « Tout est là ! » Ces trois mots si simples mais si enthousiasmants pour un esprit aussi curieux que le sien ne cesseront de le guider.

En 1473, Léonard a 21 ans. Ses années de formation à Florence dans l’atelier de Verrocchio sont terminées. Il est officiellement maître peintre. Il quitte la ville grouillante et sale, empuantie par les miasmes que vomissent l’Arno souillé et les rues étroites engorgées d’immondices pour retrouver la campagne autour de Vinci. Le 5 août 1473, il dessine un Paysage de la vallée de l’Arno. C’est la plus ancienne des œuvres connues de Vinci, peut-être sa première. Tout ce qui a fait, modelé Léonard se retrouve dans ce dessin. Son émerveillement devant le vol des oiseaux, par exemple. Ce paysage est une vue depuis le ciel comme si elle avait été faite par un oiseau survolant la vallée de l’Arno et la campagne alentour. En outre, le dessin est presque une étude géologique de la vallée. Les strates de pierre y sont représentées avec un réalisme saisissant. Le mouvement des feuilles dans les arbres et des remous dans la rivière est rendu avec autant de simplicité que de perfection. Dans le lointain, l’atmosphère trouble l’horizon et le phénomène est représenté avec une saisissante exactitude. D’autres artistes avant Léonard avaient dessiné des paysages servant de fond à leurs tableaux. Mais en ce jour de l’été 1473, le jeune maître peintre qui se repose chez lui, à Vinci, réalise quelque chose que personne avant lui n’avait osé faire : représenter la nature pour elle-même et, audace supplémentaire, la montrer comme pourrait la voir un oiseau planant au-dessus de ce paysage. C’est peut-être la première œuvre de ce type dans tout l’art européen et elle est le produit de la capacité de Léonard à observer cette nature dont il se sent un rouage, un maillon, une pièce mécanique parmi des millions d’autres. Une pièce qu’il ne juge pas essentielle mais pas inutile, juste complémentaire des autres et participant au bon fonctionnement de l’ensemble.

Tout l’œuvre peint ou écrit de Vinci va être guidé par ce souci de restituer le réel, de montrer la perfection du vivant et l’équilibre subtil des éléments. Mais la machine est fragile. Déjà, Léonard identifie l’humanité comme la principale menace pesant sur le fonctionnement idéal de la machine universelle. Dans ses Car-nets, Léonard se fait le plus désespéré des prophètes lorsqu’il écrit ces mots : « On verra ces créatures se combattre sans trêve. Leur malice ne connaîtra pas de bornes. Une fois repus de nourriture, ils voudront assouvir leur désir d’infliger la mort, l’affliction, le tourment, la terreur et le bannissement de toute chose vivante. Rien ne subsistera sur Terre ou sous terre ou dans les eaux qui ne soit poursuivi ou molesté ou détruit. »

C’est la nature qui se fera le bras de la justice de Dieu quand celui-ci décidera de châtier les profanateurs de son œuvre. Alors, les eaux et les vents se déchaîneront : « On verra des quartiers de montagnes, déjà dénudés par les torrents impétueux, s’écrouler, engorger les vallées et faire monter le niveau des eaux… Le déferlement recouvrira les vastes plaines et leurs habitants. Dessus les radeaux, hommes, femmes et enfants crient et se lamentent, épouvantés par la tornade furieuse qui roule les vagues et, avec elles, les cadavres des noyés. »

Lire les Carnets de Léonard de Vinci, c’est recevoir l’annonce des désastres que nous redoutons aujourd’hui. Léonard avait commencé à avoir peur il y a cinq cents ans, quand on ne brûlait pas encore de pétrole, quand il était le seul à imaginer que l’homme volerait. Il lui avait suffit de voir les premiers signes de l’impatience des hommes, ces rouages mal polis d’une machine terrestre qui ne semblait déjà pas tourner assez vite à leur goût.

À lire : « Carnets » de Léonard de Vinci, Éditions Gallimard/Quarto, 1656 pp.