« On ne peut plus faire comme si la colère n’existait pas »

Manifestations qui dégénèrent, prises de bec permanentes, sentiment d’injustice qui nous pousse dans nos ultimes retranchements… La psychologue clinicienne et psychanalyste Monique de Kermadec a fait de la colère son dernier ouvrage. Pour la reconnaître et inciter à ce qu’elle sorte.

On ne sait pas dans quel état se trouvait Thomas d’Aquin quand il a établi sa liste définitive des sept péchés capitaux, mais qu’il nous permette de mettre un veto, 1000 ans plus tard : non, la colère n’a rien à faire dans le club des indésirables. Même l’Abbé Pierre en avait fait une vertu en 1954, révolté par le nombre de victimes du froid cet hiver-là. Longtemps montée en horreur, cette émotion signifie pourtant tellement de choses qu’il vaut mieux savoir l’écouter.

Monique de Kermadec, psychologue clinicienne et psychanalyste, tente de nous réconcilier avec elle dans un ouvrage formidable de densité et de déculpabilisation (Osez La Colère, Éd. Flammarion). Un plaidoyer pour sa reconnaissance, qui dit tout haut cette évidence trop longtemps négligée : la colère n’est pas la manifestation d’une perte de contrôle de soi, mais bien l’expression physique et flagrante du rejet d’une situation.

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Portrait de Monique de Kermadec

À quoi ressemble le monde selon Monique de Kermadec ?

Il est pour moi un point d’interrogation, et il me fascine. Tel un volcan en préphase d’éruption, il donne des signes d’agitation. Il souffre, il cherche des réponses, des fissures apparaissent, des déformations deviennent visibles, mais une énergie incroyable l’habite. Une énergie qui peut encore se révéler libératrice si nous lui accordons notre attention et un temps nécessaire de réflexion. J’aime bien cette image du volcan : il détruit, mais la terre peut également devenir fertile…

Vous nous dites « osez la colère » un peu comme une injonction. Parce que le premier réflexe serait de la contenir ?

Oui, car on nous interdit la colère dès la petite enfance. Elle est généralement vécue comme quelque chose de négatif et on cherche à la faire taire. Mais comme toutes les émotions, elle n’est ni positive ni négative, c’est ce que nous en faisons qui va la transformer en quelque chose de libérateur ou au contraire de destructeur. Il me semble donc important de l’accueillir. Il faut s’autoriser à la ressentir pour comprendre la raison de cette souffrance.

La colère est une émotion vieille comme le monde, mais on a l’impression que la prise de conscience de son importance est très récente.

C’est pour ça que je parle de « l’introversion atone des décennies précédentes ». Nous sommes aujourd’hui dans une période d’incubation : le monde de demain n’est pas encore là, celui d’hier n’est plus là du tout. Et nous sommes très gênés, parce que les anciens outils ne fonctionnent plus, alors que les nouveaux sont encore à découvrir. J’aimerais bien devenir centenaire pour voir ce qu’il va se passer, ce qui va sortir de tout ça. Je ne suis pas pessimiste, je ne pense pas que nous courions à notre destruction. Mais le silence, la négation… on ne peut plus faire comme si la colère n’existait pas.

Est-ce un thème qui revient de plus en plus souvent lors de vos séances en cabinet ?

C’est un sujet qui fait rarement l’objet de la consultation. Ça peut arriver, mais rares sont les personnes qui me disent d’entrée : « Je pique des colères contre lesquelles je suis absolument impuissant, je sais que c’est destructeur dans mes relations et j’ai besoin de changer. » Elle apparaît plutôt en cours de thérapie, à l’évocation de l’enfance ou des soucis de la vie d’adulte. Je constate qu’elle est beaucoup plus présente aujourd’hui, c’est vrai. Déjà parce qu’il y a des sujets sur lesquels la parole s’est libérée ; certaines personnes vont se permettre de l’exprimer après avoir peut-être passé beaucoup de temps à la nier ou à la faire taire. Mais il faut tout un temps, une relation de confiance nécessaire pour que la personne s’autorise à l’exprimer.

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Monique de Kermadec, Osez la colère, Éd. Flammarion, 320 pages

Plusieurs cas de suicides ou de tentatives de suicide ont eu lieu en entreprise, parce que la colère des salariés n’était pas reconnue. On pourrait même s’étonner que ça n’arrive pas plus souvent, face au cynisme et à la dureté de certains dirigeants.

Je parlais récemment de cela avec une Française exilée à Los Angeles. Elle évoquait les différences de climat et de culture entre la France et les États-Unis. Là-bas, les relations restent aussi neutres que possible, en tout cas exclusivement professionnelles. En France, on a encore ces personnes qui embrassent leurs collègues de bureau en arrivant le matin, avec des relations d’équipe qui peuvent être très proches. Les employés en sont probablement moins isolés, et on évite des colères froides et destructrices. C’est peut-être une recette française de dire qu’au travail, mieux vaut avoir des copains plutôt que des techniciens. Ça reste une hypothèse, seulement une hypothèse, et on ne peut nier les suicides et les passages à la violence de certains salariés. Mais on dirait quand même que l’entreprise essaie de plus en plus d’améliorer la communication entre ses employés selon leurs profils psychologiques, pour éviter les retours de colère. On constate la création d’ateliers pour mieux comprendre qui est l’autre, et comment avoir une communication positive.

La colère froide, ou passive, vous n’aimez pas vraiment, croit-on comprendre.

Pas du tout, parce qu’elle se fait toujours à nos dépens. On se bâillonne soi-même, on accepte des conditions qui sont inacceptables, on contribue à rendre notre vie insupportable. Nous devenons agent d’un état de fait qui n’est pas tolérable. Se faire entendre, s’exprimer, c’est absolument essentiel, quel que soit notre âge.

Le témoignage que vous publiez en début d’ouvrage est terrible, avec une femme qui recherche désespérément la reconnaissance de sa mère qui ne fait que la rabaisser. Un mélange d’amour, de regrets et de colère…

Il montre bien comment la colère peut être à la fois tue, niée ou bridée parce qu’on ne veut pas perdre l’amour de l’autre. On est malheureux et on le sait, mais on s’arrange pour garder la relation, et un beau jour, le grain de sable fait que ça va sortir. Ce jour-là, l’émotion prend le dessus, la personne est débordée et elle ne sait que faire si elle n’est pas prête. Cette femme a pu en parler avec moi en séance, puis de façon plus libérée avec sa mère, parce qu’elle n’était plus dans une décharge pure de violence. Ça a été long, très long, mais vécu au final comme une grande libération qui lui a permis de sortir de sa position de victime.

La prise de conscience de sa propre colère reste-t-elle parfois extraordinairement compliquée ?

On ne peut pas aborder le sujet directement. Si on lançait « Mettez-vous en colère ! » à certaines personnes, eh bien ! d’abord elles ne le pourraient pas. Ensuite ça pourrait s’avérer destructeur. On ne peut pas forcer le passage au marteau-piqueur, obliger les gens à se débarrasser de certaines protections dont elles ont eu besoin pendant des années.

Vous écrivez : « La colère signale qu’une action est nécessaire pour obtenir un rééquilibrage. Vous ne pouvez pas décider ex nihilo de faire disparaître votre colère, et si vous y parveniez par le simple effet de votre volonté, vous auriez à subir des conséquences sur votre santé. » Le blocage serait-il donc dangereux ?

Si on met un bouchon dessus, si elle ne peut pas s’exprimer par les mots, ce sera par une somatisation. J’en discutais l’autre jour avec un dermatologue, qui me disait observer dans ses consultations un symptôme appelé « rosacée du visage », qui lui permettait de dire à la personne touchée : « Parlez-moi de votre colère… ». La négation peut mener à la dépression, à l’angoisse, mais aussi à des choses plus visibles.

 La colère va continuer à s’exprimer. Plus que tout, je pense qu’il faut se poser socialement la question de la colère.

Monique de Kermadec, , psychologue

On peut parler de la colère comme du « mal de notre époque » ?

Il s’est passé quelque chose lors des périodes de Covid et de confinements. Les rapports sociaux ont été modifiés, des personnes se sont senties très seules et ont vécu un profond sentiment d’injustice avec l’enfermement et le fait de devoir remplir un papier pour sortir. Des gens se sont sentis impuissants. La frustration est restée même quand tout s’est rouvert ; le contexte politique s’est rigidifié pour devenir plus « contrôlant » et contribuer au sentiment de malaise profond. La seule façon par laquelle les gens semblent se retrouver, c’est quand ils prennent un drapeau, ou n’importe quoi d’autre, pour aller dans la rue et dire qu’ils ne sont pas d’accord. Alors oui, la colère est plus visible que jamais, mais tous ces mouvements, au-delà de la protestation, ne montrent pas vraiment de construction. Tout ça va nécessiter une réflexion pluridisciplinaire. Nous sommes dans une telle difficulté que je ne vois pas un groupe apportant la solution à tous les autres. Un groupe religieux pourra amener une idée, mais 70% des gens diront que c’est inacceptable. Un groupe politique ? Pareil, les gens de l’autre camp s’y opposeront. Un philosophe ? On dira qu’il est perché et qu’il refait le monde tout seul. Un psychologue ? Qu’il ne voit que des fous ou des malades ! Il y a peut-être une urgence pour le climat, mais nous sommes aussi dans l’urgence de la prise de conscience collective.

La France est un pays de râleurs, mais c’est la première fois qu’on voit la droite dure monter à ce niveau et des élus de tous bords être agressés. Selon vous, les politiciens ont-ils conscience du niveau de colère des Français ?

Je trouve que leur regard est uniquement porté sur les débordements et la violence. Rien n’est mis en place pour provoquer une véritable écoute. Ils disent : « Je vous écoute, je vous entends », mais je ne sais pas vraiment si c’est le cas. En tout cas, les personnes que je reçois n’ont pas ce sentiment-là. Mes patients ne sont pas révolutionnaires, mais ils en ont ras-le-bol des contraintes. Ils comprennent l’importance des limites et des codes, mais ils n’ont pas envie de vivre dans un état totalitaire où il y a des lois pour tout. La colère va continuer à s’exprimer. Plus que tout, je pense qu’il faut se poser socialement la question de la colère. Parce que l’année prochaine, quel niveau la colère atteindra-t-elle ? Et jusqu’où la violence pourra-t-elle aller ?

Le développement personnel est en plein essor, avec pour certains la quête absolue de la « zen attitude. » Son plus grand mensonge ?

Déjà, ça révèle les besoins d’une société stressée et déprimée qui a l’impression de vivre en allant de problème en problème. Donc on vend du rêve « zen ». Je pense que celles et ceux qui participent à ces ateliers cherchent essentiellement le bénéfice de retrouver un groupe qui se veut positif, un peu comme une autre famille. Mais quand les gens se retrouvent seuls dans leur studio, après ça ? Je ne suis pas sûre que l’attitude zen dure très longtemps… Et puis, c’est irréaliste, nous ne vivons pas sur un nuage, nous sommes faits pour sentir. C’est ça être vivant. Mais bon, on essaiera toujours de vendre le produit magique du bonheur. Regardez les parents. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils souhaitent pour leurs enfants, la première réponse est toujours : qu’ils soient heureux. Comme si l’objectif de la vie était d’être heureux en permanence. Vivre, c’est être confronté à des émotions très variées. Mais on voudrait pour eux une satisfaction pleine, c’est aberrant.

Existe-t-il des colères si fortes qu’on ne peut pas vraiment les guérir ?

J’ai eu quelques patients comme ça, oui. Je me souviens d’une personne qui avait des colères magistrales qui pouvaient durer deux ou trois heures. Déclenchées par un phénomène en apparence minime, mais qui renvoyait toujours à un traumatisme ancien qui n’était pas dépassé et qui remettait la personne totalement en question. Il s’agissait simplement de confiance réciproque : dès qu’on voulait vérifier quelque chose dans son travail, souvent à juste titre ou par simple principe de prudence, la présence physique de celui qui venait vérifier déclenchait chez lui une colère qu’il ne pouvait plus maîtriser. Et puis le jour où il a identifié cela, il a pu la dépasser et la faire disparaître. Mais ça nécessite un effort considérable. Parce qu’on a été traumatisé, et que tout est verrouillé. Ça ne peut pas simplement faire l’objet d’une compréhension intellectuelle, ça doit se régler avec du ressenti. Il faut un retour de l’affect et le chercher, parfois très longtemps, au cours d’une thérapie. ■

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