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Le design qui prend soin de vous

Créer de beaux objets, c’est bien ; qu’ils servent à ceux qui en ont vraiment besoin, c’est mieux. Le « care design » se veut au service des personnes ayant besoin de soins. Ou comment concilier inventivité, pratique, prise en charge et esthétique.

Longtemps, les designers ont fait preuve d’égoïsme. Ils ont su dessiner et concevoir de beaux objets, innover… Mais étaient-ils au service des usagers ? Ou plutôt de certains usagers telles que les personnes âgées, les personnes handicapées ou malades. Pas vraiment… Depuis moins de dix ans, le « care design », ou design du soin, s’impose enfin. « On parle de la conception de produits et de moyens de communication pour les personnes ayant besoin de soins, explique Helen Muggli, de la fondation pour la culture Pro Helvetia et de l’université de Zurich. En recourant à des designers qui traitent des questions de santé, de soins et de leur amélioration. »

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Reto Togni
Reagiro, le fauteuil roulant développé par le designer suisse Reto Togni. (Reto Togni)

A la foire internationale du meuble de Milan en 2019, Pro Helvetia présentait une chaise roulante spéciale, le Reagiro, conçu par le Suisse Reto Togni. Lauréat du Rado Star Prize, Reagiro est un fauteuil roulant inédit à entraînement manuel : le véhicule est conduit par une inclinaison latérale du torse. Un dossier flexible supportant ce mouvement du corps transmet l’impulsion aux petites roues avant du fauteuil qui, en fonction de l’angle d’inclinaison du haut du corps, négocient un virage plus ou moins serré. Les personnes présentant différentes sortes de paraplégies ont souligné qu’une commande du fauteuil roulant par mouvement du haut du corps favorise le plaisir et une certaine sensation de liberté. Tout en fortifiant la musculature et déchargeant les mains fortement sollicitées.

Expérience personnelle

De son côté, Kim Python, diplômée de la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) a imaginé une montre spécialement adaptée aux besoins des seniors. Même Ikea s’y est mis en lançant en mai dernier sa collection Omtänksam (« prendre soin », en suédois). Trente-trois objets allant du repose-pieds assurant une bonne circulation sanguine au coussin multifonction à placer sous les talons pour soulager la pression artérielle, des vases faciles à empoigner, une table sous laquelle on peut glisser un fauteuil roulant… Leur designer, la Suédoise Britt Monti, s’est intéressée de plus près au «care design » quand sa mère a développé la maladie de Parkinson et qu’elle-même a été victime d’un AVC. Réalisant alors que son mobilier n’était plus adapté à ses besoins.

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HEAD-Genève
Des étudiants de la HEAD-Genève ont imaginé une signalétique animale pour aider à se guider les pensionnaires d’un EMS valaisan. (HEAD-Genève)

Face au vieillissement des populations, à l’augmentation des maladies de Parkinson ou d’Alzheimer, à une meilleure prise en compte des handicaps, les spécialistes du « care design » ne s’intéressent pas qu’aux objets. Pour Martine Anderfuhren, chargée de cours à la HEAD, « le care, c’est d’abord une approche en soi. C’est prendre en compte la logique de la personne âgée, malade ou handicapée et pour le designer, une occasion de mettre son ego de côté. » Elle-même a repensé mille choses dans un EMS du Valais avec l’aide de ses étudiants. Composé à 80% de femmes très âgées issues de la paysannerie, victimes de pertes de repères et de mémoire, l’établissement leur a demandé de revoir la signalétique des lieux. Martine Anderfuhren l’a fait. Mais pas seulement. « Pour la signalétique des différents lieux et étages, nous avons observées et filmées les pensionnaires dans l’établissement pour comprendre leur logique. Nous les avons aussi interviewées. Nous avons repensé tous leurs trajets puis signalé les étages en fonction des animaux des alpages de leur enfance, du chien pour le plus bas à la buse pour le plus haut en passant par la vache, le renard, la marmotte et le chamois. »

Je suis persuadée que le « care design » peut devenir le fil conducteur de l’intervention du design dans les champs de la santé, du soin et du prendre soin.

Clémence Montagne, directrice du Care Design Lab de l'école de Nantes

La professeure a ainsi constaté que les évocations de leur enfance rassuraient ces personnes très angoissées chez qui les mémoires olfactives et tactiles demeurent très vivaces. Avec ses étudiants, elle a recouru aux tissus rugueux des couvertures des chalets d’alpage, aux lumières tamisées, au bois d’arole, le roi des Alpes, dont l’écorce composée d’huiles essentielles apaisantes en dégageant une odeur délicieuse. « Le care, c’est vraiment remettre au centre de nos considérations les personnes au service de qui nous travaillons », reprend Martine Anderfuhren.

 

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Gustaf Welin / Alva Aalto Museum
La chaise Paimio de l'architecte finlandais Alvar Aalto dans le réfectoire du sanatorium pour lequel elle a été conçue. (Gustaf Welin / Alva Aalto Museum)

Peu à peu, certaines écoles (comme la HEAD à Genève ou l’ECAL de Lausanne) créent des parcours ou des cursus spécifiques en Care Design. Elles suivent en cela l’exemple de l’école de Nantes où Clémence Montagne dirige le Care Design Lab. « Ce design qui prend soin et se préoccupe des autres se manifeste dans toutes les phases de sa méthodologie, détaille-t-elle : observation et analyse, co-conception participative, post-production, test et évaluation des produits, mise en service. Ici l’attention du designer est structurée par son éthique, sa philosophie morale et ses valeurs. Quant à l’avenir, je suis persuadée que le « care design » peut devenir – je ne sais pas vraiment s’il l’est aujourd’hui – le fil conducteur de l’intervention du design dans les champs de la santé, du soin et du prendre soin. » Sachant qu’il l’a déjà été, mais sans le savoir, en 1931 déjà.
Heureux propriétaires du fauteuil Paimio de l’architecte et designer finlandais Alvar Aalto, sans doute l’ignorez-vous mais ce merveilleux objet a d’abord été conçu pour les patients du sanatorium dont il porte le nom. La chaise avait été pensée spécialement pour eux : l’inclinaison du dossier, le matériau en bois de bouleau, et même sa forme, toute en courbes. Comme quoi on peut concevoir du « care design », penser aux autres et voir le fruit de son travail exposé au MoMA de New York.