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Canada, de la concentration à la lutte contre les géants

Bousculé par l’effondrement des revenus publicitaires et la croissance exponentielle des géants du numérique, le paysage médiatique canadien a connu de profondes transformations ces dernières années.

L’état des médias canadiens réalisé en 2016 révèle qu’il reste, au terme de vagues de mises à pied récentes, 98 quotidiens dans l’ensemble du pays, dont 85 anglophones et 13 francophones, totalisant un tirage journalier de plus de 5,2 millions d’exemplaires. La chute de tirage observée depuis l’an 2000 est la conséquence directe du changement radical survenu dans les habitudes des Canadiens. Notamment chez les lecteurs francophones qui consacrent désormais 869 minutes de plus à consulter les médias sur Internet qu’il y a quinze ans, accélérant la décroissance radicale de la presse écrite. Frappée par la dissolution de ses revenus publicitaires et l’assaut du numérique, l’industrie canadienne des médias a vécu une succession d’acquisitions tant horizontales que verticales qui ont accru la concentration des médias écrits et électroniques entre les mains de quelques grands acteurs.

Quebecor et Gesca contrôlent ainsi environ 97% des tirages quotidiens de la province.

Le Québec

Selon un portrait tracé en 2013 par INA Global, la Revue des industries créatives et des médias, le Québec, largement francophone, serait devenu l’une des zones géographiques du monde occidental où la propriété de la presse est la plus concentrée. Cette convergence s’est accélérée au tournant des années 2000 notamment avec l’acquisition par Quebecor – déjà propriétaire de trois publications dont Le Journal de Montréal – de plusieurs chaînes de télévision, de dizaines de maisons d’édition et de compagnies de distribution par câble. Quebecor et Gesca, éditeur du quotidien La Presse (qui vient d’abandonner son édition papier en faveur d’une version 100% numérique), contrôlent ainsi environ 97% des tirages quotidiens de la province. De petits groupes dont Capitales Médias, détenteur de médias en région, et Le Devoir, seul quotidien indépendant au Québec depuis sa fondation en 1910, se partagent le reste du lectorat.

Peu de voix indépendantes

Face à l’offensive d’Internet qui ébranle même les magnats de la presse, peu de voix indépendantes réussissent à asseoir leur influence, comme c’est le cas en France avec Mediapart, ou encore aux États-Unis, avec le média d’investigation ProPublica fondé en 2007, récipiendaire de nombreux prix Pulitzer. «Il n’existe pas encore de voix influentes au Canada, comme le fut le Drudge Report aux États-Unis, avec l’affaire Lewinsky. Certains médias numériques émergent, mais ce sont toujours des acteurs marginaux qui vivotent grâce aux sociofinancements», soutient Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.

Parmi ces rares nouveau-nés du Web, on compte iPolitics, qui décrypte la politique fédérale canadienne à Ottawa, et Discourse, un média d’investigation créé en 2014 à Vancouver, soutenu grâce à l’engagement de ses lecteurs. «Les grands journaux dépendent aujourd’hui de revenus publicitaires, de fonds d’investissement ou de propriétaires désintéressés par le journalisme de service public», déplore Erin Millar, rédactrice en chef et directrice générale de Discourse.

Une industrie en mutation

Si, aux États-Unis, il s’est développé une tradition de grands groupes de presse ou de médias indépendants soutenus par des philanthropes, l’industrie canadienne des médias reste à la merci de conglomérats privés pour qui la presse ne constitue souvent plus qu’un actif marginal. «Postmedia est maintenant détenu par un fonds spéculatif qui se soucie davantage de ses bénéfices que du sort de la presse», estime le professeur Roy.

Plus que la concentration extrême des médias, perçue comme la menace ultime au tournant des années 2000, c’est maintenant la contre-attaque aux GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), ces magnats du numériques qui achèvent de vampiriser l’assiette publicitaire, qui monopolise toutes les énergies de l’industrie médiatique canadienne. «Les médias traditionnels sont devenus des géants aux pieds d’argile et ils devront trouver de nouvelles sources de revenus. Certains se tournent vers l’État pour survivre, mais cela se fera-t-il au prix de leur indépendance ?» soulève le professeur Roy.

Somme toute, le Canada hérite d’un modèle hybride, où une part non négligeable des médias télévisés demeure largement tributaire des subventions de l’État, comme en Europe, mais où la presse écrite, détenue par des intérêts privés, apparaît plus que jamais à la merci de forces du marché dictées par l’avancée inexorable du numérique.

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