Allemagne : une grande diversité malgré une concentration élevée
Bien que relativement concentré, le marché des médias en Allemagne garde une grande diversité. Mais au sein d’un même éditeur, les rédactions sont parfois fusionnées, ce qui engendre une certaine homogénéisation des informations diffusées. D’autres acteurs, tels que le collectif de journalistes d’investigation Correctiv ou le site BILDblog, mettent l’accent sur l’importance d’investir dans un journalisme de qualité et d’enquête.
Pays le plus peuplé de l’Union européenne avec 82,8 millions d’habitants, l’Allemagne est l’un des plus grands marchés médiatiques du continent et le premier pour ce qui est de la presse écrite, avec 327 titres quotidiens, 21 hebdomadaires et 6 journaux du dimanche ¹. C’est traditionnellement une contrée de journaux, même si la télévision est devenue le média préféré des Allemands.
Bien qu’il ait perdu des lecteurs ces dernières années, le fameux tabloïd Bild reste le journal le plus lu du pays. Il appartient au groupe Axel Springer, le premier éditeur allemand, qui possède aussi le quotidien de centre droit Die Welt. Après Axel Springer, on trouve les éditeurs Südwestdeutsche Medienholding ( qui a notamment la Süddeutsche Zeitung ), Funke Mediengruppe, DuMont Schauberg et Madsack. Ensemble, ces cinq groupes ont une part de marché de 44,3 %, a calculé le chercheur spécialiste des médias Horst Röper dans une étude publiée en 2016 ². Quant aux dix premiers éditeurs, ils détiennent presque 60 % du marché.
« La concentration sur le marché des quotidiens est toujours très élevée », juge Horst Röper dans cet article. Ce chercheur rappelle que la réglementation sur la concentration dans ce secteur a été assouplie ces dernières années avec l’idée que les médias appartenant à un même groupe parviendraient à conserver leur indépendance éditoriale. Mais sous la pression économique – les revenus publicitaires ont chuté de 6,5 milliards d’euros à 2,6 milliards d’euros entre 2000 et 2015 –, il arrive que les rédactions soient partiellement ou totalement regroupées. Ainsi, le groupe Axel Springer a fusionné les rédactions de Die Welt, de Die Welt am Sonntag et de la chaîne d’information N24. « Cela tend à l’homogénéisation des informations », souligne Horst Röper.
Les revenus publicitaires dans la presse écrite ont chuté de 4 milliards d’euros entre 2000 et 2015.
Crise économique latente
Même inquiétude du côté du bureau allemand de Reporters sans frontières (RSF), où l’on note que « la crise économique latente qui touche le secteur de la presse écrite et des maisons d’édition continue de porter atteinte, lentement mais sûrement, à la diversité des médias ». Cependant, « malgré la pression économique, le paysage médiatique allemand reste encore très diversifié et de grande qualité », tempère Christoph Classen, chercheur spécialiste des médias au Centre pour l’histoire contemporaine de Potsdam.
« Il y a aussi des médias indépendants, comme l’audiovisuel public. » Le réseau de télévision publique ARD, qui regroupe neuf stations de radiodiffusion régionale, est de loin dominant avec une audience de 45,2 %, suivi par les deux principaux groupes privés, ProSiebenSat.1 (18,9 %) et RTL Group (23,2 %) ³. Ce dernier est détenu par Bertelsmann, le géant allemand des médias, qui possède également l’éditeur de magazines Gruner+Jahr ( qui publie par exemple Stern ). Financé en grande partie par la redevance, le service public « est dans une situation financière très solide, souligne Christoph Classen, ce qui permet aux stations du réseau ARD d’avoir un important filet de correspondants à l’étranger et de faire du journalisme de qualité. » Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés avaient fait en sorte de construire un réseau public solide et protégé de tout interventionnisme de l’État.
Trop de révérence
« Toutefois, opine Frederik Richter, journaliste au collectif Correctiv, sans adopter explicitement le point de vue du Gouvernement, le service public en est souvent très proche. » Il juge aussi que, même si plusieurs rédactions font toujours du « bon journalisme », comme à la Süddeutsche Zeitung ou au célèbre hebdomadaire Der Spiegel, certains journalistes montrent trop de révérence envers les pouvoirs politiques et économiques. « C’est pourquoi il y a de la place pour Correctiv », dit-il. Lancé en 2014 par le journaliste David Schraven grâce à un don initial de 3 millions d’euros de la Fondation Brost, ce média à but non lucratif est spécialisé dans le journalisme d’enquête.
« L’objectif principal de Correctiv est de renforcer le journalisme d’investigation qui est de moins en moins pratiqué faute de ressources », explique Frederik Richter. Les enquêtes réalisées par Correctiv peuvent être reprises gratuitement par n’importe qui. « La coopération avec les autres médias est au coeur de notre collectif », souligne le journaliste. Correctiv, qui emploie aujourd’hui plus d’une vingtaine de reporters, coopère notamment avec la presse régionale, très fournie en Allemagne, et enquête parfois en tandem avec des journalistes d’autres rédactions.
Investir dans un journalisme de qualité
Ce média revendique aussi un rôle de formation des citoyens, en organisant régulièrement des ateliers gratuits sur la liberté de la presse ou d’autres thématiques. « Nous pensons qu’il est important de renforcer la société dans son ensemble, que les citoyens soient aussi en mesure de vérifier les faits par eux-mêmes », souligne Frederik Richter, dans un contexte où les médias sociaux sont régulièrement décriés pour laisser véhiculer de fausses informations. À ce sujet, Correctiv a réalisé en 2017 une expérimentation avec Facebook pour lutter contre ces « fake news ».
Ce collectif n’est pas le premier en Allemagne à secouer la scène médiatique. Ainsi le Bildblog oeuvre depuis 2004 à vérifier les informations publiées par Bild et, depuis 2009, par d’autres médias allemands. Ce site qualifié de « watchblog » ( blog de surveillance ) cible autant « la désinformation délibérée que les petites erreurs qui découlent d’un système axé sur la rapidité et la baisse des coûts », expliquent ses auteurs. Ils veulent ainsi démontrer « à quel point il est important d’investir dans un journalisme de qualité ».
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