Le retour des tours
Depuis les années 1970, les villes romandes nourrissent un rejet confirmé pour les tours, alors que les Alémaniques en font des marqueurs architecturaux d’une époque. La donne change.
Les tours signent leur grand retour à Genève et à Lausanne comme une réponse à la densification urbaine.
C’est la longue histoire d’un amour-haine architectural et urbanistique entre la Suisse romande et les tours. Après des décennies d’un rejet affirmé de la population pour ces objets en hauteur, les tours font désormais leur grand retour dans le paysage urbain. À l’instar de Genève, qui vient d’inaugurer en mai 2020 la tour Opale (60 mètres), à Chêne-Bourg sur une halte du Léman Express.
Conçue par les architectes français Lacaton & Vassal, Opale rivalise de performances thermiques et énergétiques : « Opale est une des tours les plus intéressantes du monde, revendique Francesco Della Casa, l’architecte cantonal de Genève. Lacaton & Vassal ont proposé de créer un espace tampon d’une épaisseur de 2 à 3 mètres le long de toute la façade. Cette zone sert à réguler naturellement le climat intérieur de chaque appartement. Les jardins d’hiver disponibles à tous les étages et pour tous les logements donnent une qualité spatiale (30 % de volume supplémentaire) à l’appartement, comparable à une maison individuelle. Ces espaces ne sont pas chauffés, mais tempérés. Ce travail sur la qualité de l’habitat est relativement nouveau. »
Toujours à Genève, dans le quartier des Acacias, on connaît désormais le visage de la future tour Pictet. C’est le bureau d’architecture genevois dl-a, designlab architecture qui est chargé d’élever cette tour de 90 mètres de haut prévue pour accueillir des bureaux et des logements d’ici à 2025. Et ainsi redessiner les contours du quartier Praille-Acacias-Vernet (PAV). Cette tour s’inscrit dans un contexte de densification du territoire. Elle est une des solutions proposées pour pallier la forte pénurie de logements qui touche la ville-canton.
Röstigraben architectural
Ce constat est-il la seule explication au retour des tours dans les skylines romandes ? Comment expliquer ce désamour latin pour les constructions en hauteur, alors que de l’autre côté de la Sarine, elles ne suscitent aucune opposition – voire font l’objet d’une certaine fierté ? Citons, par exemple, la Messeturm de Bâle (2003) et ses 105 mètres qui marquent l’entrée du quartier de la foire et la Tower 1 du géant pharmaceutique Roche. Perchée à 178 mètres de hauteur, elle sera bientôt dépassée par sa grande sœur la Tower 2 (205 mètres) en 2021. Sans oublier la Prime Tower de Zurich (2011) et ses 126 mètres dans le Kreis 5, à proximité du nœud ferroviaire de la Hardturm Bahnhof.
Bruno Marchand est professeur de théorie d’architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Selon lui, depuis les années 1970, « la Suisse romande n’est pas très favorable aux tours. Après en avoir érigé — dont la tour Edipresse à Lausanne et celle de la RTS à Genève —, il y a eu un refus de cette modernité qui perdure. Je trouve au contraire que la question de construire en hauteur est devenue une nécessité. Avec la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) en 2014, il n’est plus possible de s’étendre. Donc si l’on veut atteindre des densités importantes sans handicaper le terrain, nous devons construire en hauteur. »
Le problème de la pente
Lausanne est emblématique de ce désamour. En 2014, la population rejetait dans les urnes le projet de la tour Taoua qui devait dévisager le Palais de Beaulieu. Ses opposants – le collectif « BeauLieu » – estimaient qu’avec ses 92 mètres, elle hypothéquerait la beauté et la valeur de la ville : « Cette question du rejet est difficile, souligne Bruno Marchand. Dans le cas de Taoua, il y a d’abord eu un déficit de communication. Les chargés de projet n’ont pas su expliquer le concept auprès de la population. Et puis, il y a la particularité topographique de Lausanne. La Taoua aurait été très visible de toute la ville, ce qui souligne la difficulté de construire des tours dans une ville en pente. De plus, elle aurait été isolée du contexte architectural immédiat. La question du long des voies CFF, en contrebas du futur centre sportif et de la halte CFF Prilly-Malley. Ce sont les bureaux d’architectes Aeby Perneger & Associés, à Carouge (GE), et Pont 12, à Chavannes-près-Renens (VD) qui ont remporté le concours.
Chercher l’ombre
Pourquoi cette acceptation ? « Ce site, proche de l’autoroute, n’inquiète personne, explique Bruno Marchand. Le projet s’insère dans un lieu comprenant beaucoup d’activités commerciales et industrielles. Il a un sens. » Selon le professeur d’architecture, cela explique le retour soudain des tours dans le paysage : « Le discours sur ces objets architecturaux a beaucoup évolué depuis une petite décennie. Les architectes et les urbanistes ont pris en compte les critiques. Dorénavant, les tours sont conçues en relation avec l’espace public, en favorisant des appropriations collectives et des services, mais aussi une mixité entre logements et activités commerciales. »
Bruno Marchand ajoute : « Les tours s’implantent désormais dans un contexte plus vaste, à proximité des nœuds de transports publics stratégiques. Elles ne sont plus ces espaces privatisés derrière lesquels on se cache. Nous sommes aux antipodes de la tour américaine. Par ailleurs, beaucoup de questions techniques, énergétiques et écologiques ont été réglées. Nous avons également changé de paradigme sur la question des ombres portées. L’ombre est désormais sollicitée. Enfin, nous parcourons la tour de manière différente. Elle est conçue comme une ville à la verticale avec des logements, des commerces, des bureaux. Bref, elle représente un lieu de vie très actif. »
Tour sous condition
Cette idée de tours intimement liées au contexte urbain immédiat est relativement nouvelle : « Dès les années 1940, on avait tendance à construire des tours uniques et iconiques, continue Bruno Marchand. L’autre tendance était de les concentrer en périphérie. Aujourd’hui, la tour est pensée dans un ensemble. Le projet Praille-Acacias-Vernet est emblématique de cela. » Francesco Della Casa, par ailleurs membre du jury Pictet, abonde : « La tour Pictet se situera dans un îlot, dont la moitié sera occupée par des logements. Nous avons plébiscité cette mixité, dont la tour est une excroissance. Le projet s’insère dans un plan directeur de quartier. Ce dernier prévoit la possibilité de construire des tours avec deux gabarits différents. L’un mesure entre 70 et 90 mètres, lié à un îlot. Mais aussi un gabarit plus élevé, 170 mètres, au carrefour de l’Étoile. L’ensemble va marquer la nouvelle limite de la ville le long de la route des Jeunes avec un vrai quartier. »
Sur le site du PAV, les tours ne font pas que des heureux. Plusieurs associations d’habitants contestent ainsi la construction de 1500 logements sur le terrain de la caserne de Vernet. Une tour de 86 mètres devrait dominer ce projet jugé beaucoup trop dense par ses opposants. Si Pierre Bayenet, l’avocat genevois qui les défend, ne remet pas en question les tours à des fins de densification, il pose certaines conditions : « Densifier des zones de villas pour y implanter des tours est une option pérenne, mais il faut en faire des zones encore plus agréables à vivre. Il faut préserver des zones favorables au bien-être des habitants et à l’environnement. C’est mon principal reproche au projet Pictet. Il promet de faire table rase des zones vertes. Or, ajoute l’avocat, le contexte est primordial. C’est donc une erreur de densifier comme dans les années 1970 en parquant les habitants dans des tours. Ce n’est pas comme cela que l’on conçoit la ville de demain. »
Le jeu des éléments
Retour à Lacaton & Vassal. Avant eux, d’autres architectes ont travaillé sur la relation entre la tour et les éléments naturels extérieurs. Francesco Della Casa cite l’exemple de l’Aqua Tower (262 mètres), à Chicago, réalisée par l’architecte Jeanne Gang. La tour se caractérise par ses balcons ondulés qui occupent tous les appartements sur 86 niveaux. En Chine, Wang Shu, prix Pritzker 2012 et sa femme Lu Weniyu, ont réalisé une série de quatre tours de 100 mètres de haut dans la ville de Hangzhou. L’imbrication des appartements, inspirés des constructions vernaculaires, évoque un empilement décalé de maisons à cour traditionnelles permettant de faire entrer les éléments naturels à tous les étages. Les deux architectes ont travaillé sur des variations de pleins et de vides déclinant plusieurs espaces différenciés.
Ce type de projets pourraient-ils voir le jour en Suisse romande ? Peut-être en Suisse alémanique, « où la relation à l’architecture et à l’art est différente, souligne Bruno Marchand. La charge culturelle y est beaucoup plus forte qu’en Romandie. La dimension artistique et expérimentale est beaucoup plus admise. Face à l’architecture contemporaine, les gens sont beaucoup plus détendus. À Zurich et à Bâle, il y a cette idée que l’architecture peut marquer une époque. Les tours en sont l’expression. »
Urbanisme