L’eau pétillante de Monsieur Schweppe

Cet Allemand – inventeur fantasque – devenu citoyen genevois crée à Genève le soda amer qui portera son nom et fera sa fortune.

Installé dès son adolescence à Genève, l’Allemand Johann Jakob Schweppe va y développer des activités d’horloger et d’orfèvre déjà esquissées dans sa Hesse natale. Il partage avec son lointain compatriote Henri Nestlé – qui naîtra septante ans plus tard – le goût de la chimie et de l’invention, mais il sera aussi, avec Jean-Jacques Rousseau, l’une des personnalités marquantes du XVIIIe siècle à jouir du titre de « citoyen de Genève ». La petite République est en effet toujours indépendante en 1766 et l’arrivant obtient ses papiers genevois en moins de deux ans.

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Portrait de Johann Jakob Schweppe.

Remède contre la goutte

Schweppe est passionné par les travaux du pasteur et chimiste britannique Priestley, qui tente avec plus ou moins de succès de mélanger du gaz carbonique à de l’eau pour obtenir artificiellement une sorte de « Seltsers Wasser » ou « eau de Seltz », provenant de la région de Francfort, naturellement pétillante et très appréciée, notamment de la communauté juive. Il développe un procédé de dissolution de dioxyde de carbone dans l’eau, le perfectionne grâce à une machine à pression de son invention – dite « machine de Genève » – et ouvre en 1790, avec trois associés genevois, le mécanicien Nicolas Paul, le pharmacien Henri-Albert Gosse et William Belcombe, une fabrique de soda exploitant son brevet, déposé en 1783. Les boissons gazeuses sont vendues dans les milieux médical et pharmaceutique.

L’eau minérale est en effet présentée comme un remède contre diverses infections, dont les problèmes digestifs et rénaux, ainsi que la goutte. Les affaires marchent bien, mais deux ans plus tard, les révolutionnaires français s’approchant, Schweppe gagne Londres, où il ouvre une succursale avec ses associés genevois. Les débuts sont difficiles, car la concurrence est vive, en dépit de la piètre qualité des autres eaux minérales artificielles. À la fin de cette année 1792, Jacob Schweppe envisage de rentrer à Genève et d’abandonner son projet. La situation politique ajoute à la crise, avec la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre, le 1er février 1793. Ses associés le quittent en 1796, mais Jacob Schweppe tient finalement bon. La carbonation supérieure de son eau lui donne l’appui du corps médical. Le succès arrive, s’appuyant notamment sur le réseau du Dr Erasmus Darwin, praticien londonien très coté. Les produits Schweppe sont vendus dans les officines sous trois catégories : simple, double ou triple puissance. Ils ont pour nom Acidulous Rochelle Salt Water, Seltzer, Spa et Pyrmont Water, ou encore Tooth Lotion of Soda. La gamme s’étend, avec notamment de l’eau de table présentée comme un « champagne sain et sans alcool », qui conquiert l’aristocratie et la bourgeoisie britanniques. Fortune faite, Jakob Schweppe a 58 ans et repense à Genève où il décide de retourner en 1799, maintenant qu’elle est pacifiée, quoique sous occupation napoléonienne et annexée à la France. Il vend les trois quarts de ses actions à ses nouveaux associés, trois nobles français réfugiés à Jersey, et revient dans la cité de Calvin, où il mourra vingt-deux ans plus tard, après une retraite paisible passée dans son beau domaine saconnésien des Petits-Crêts.

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À gauche : une des premières bouteilles de Schweppes en faïence, initialement conçue pour être couchée sur le flanc afin de garder le bouchon humide, (1795-1831). À droite : modèle de bouteille utilisé à l'exposition univer-selle de Londres de 1851.

Scandale amoureux

Il faut dire que les émotions n’ont pas manqué, sur le plan familial, quelques années auparavant. En 1789, tandis que l’horloger-joaillier se muait en industriel de la boisson, sa fille unique Colette, âgée de douze ans, était enlevée – avec son consentement, mais sans doute sans discernement – par son professeur de musique, Jean-Claude Elouïs. Harpiste âgé de 29 ans, il a exprimé à la fillette son impossible amour : « Je jure et fais serment à la face du Ciel, et par tout ce que je connais de sacré, de n’avoir jamais d’autre épouse légitime que Colette Schweppe, à qui je proclame une amitié éternelle. » (Archives du Ministère public genevois, 1789).

Pour assouvir une passion qui transgresse les normes familiales – même si le mariage est autorisé, pour une jeune fille, à 14 ans –, le musicien tente de mener Colette dans un couvent à Strasbourg. La fugue suivra les multiples demandes en mariage qu’Elouïs formule au père de Colette. Le patriarche reste sourd aux « promesses que ces deux amants se font faites » de se marier. Elouis organise alors l’évasion de la fillette. Déguisée en garçon, Colette suit volontairement son ravisseur. Leur cabriolet fonce de Genève vers Évian, pour gagner la rive gauche du lac. Suivant des routes secondaires, errant d’auberges en relais où ils dorment dans des chambres séparées, les fugitifs sont rattrapés près de Morges par deux agents du père Schweppe. Si le cas est réglé par la justice privée, le scandale éclate lorsque les deux envoyés entrent à Genève avec Colette. Amassée à la porte de Cornavin (une des trois portes de la cité), la foule excédée acclame la jeune fille ravie, puis hue le séducteur. Celui-ci a été bien inspiré de fuir… Le désordre est tel que le procureur général prononce le bannissement à vie d’Elouïs, qui tentera quand même de défendre son point de vue en adressant des libelles vengeurs depuis Carouge, alors en terres sardes, libelles aussitôt brûlés par la justice genevoise en place publique. Quant à l’entreprise Schweppes, elle a connu le développement mondial que l’on sait.