« Inutile d’aller très loin pour se trouver »

Pour faire face à nos sociétés toujours plus stressantes, le sociologue Rémy Oudghiri prône les microfugues. Des fuites de proximité qui permettent d’échapper à la pression et de sortir des rails de l’existence.

Les sociologues seraient-ils tous des universitaires plutôt déconnectés du monde réel ? Pas ici, puisque Rémy Oudghiri, la cinquantaine flamboyante, dirige Sociovision, un cabinet d’études et d’analyses du groupe IFOP destiné à mieux comprendre le monde et à anticiper ses mouvements de fond. Plongé dans la vraie vie au quotidien, il aime cependant à s’en détacher en écrivant des livres d’évasion qui donnent envie de fuir à notre tour. Ses deux derniers, L’Échappée belle et La société très secrète des marcheurs solitaires (Éd. PUF), ont cette qualité de ne pas offrir de recettes toutes faites ou de prétendre jouer les gourous du développement personnel. Il parle surtout de ses expériences à lui, en assurant : « Pour rester dans le monde, il faut parfois le fuir et savoir faire un pas de côté. » On a voulu creuser un peu plus.

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(IFOP)
Le sociologue Rémy Oudghiri.

À quoi ressemble le monde selon Rémy Oudghiri ?

Ma première idée serait de dire que le monde est ce qu’on en fait, tellement il y a d’angles différents selon l’humeur du jour ou les circonstances. Ma tendance naturelle, cependant, est de toujours mettre le monde à distance : parce que c’est mon tempérament, et aussi mon métier de l’interroger et de le questionner. En même temps, il faut entrer en connexion avec lui – ce que j’essaie de faire dans mes livres. J’aime beaucoup cette phrase de Tolstoï, qui disait à propos de l’agitation qui régnait à Saint-Pétersbourg : « Dans cette ville, les gens pourraient vivre cent ans sans s’apercevoir qu’ils sont déjà morts. Ils sont tellement occupés qu’ils ne vivent pas leur vie. » Et je trouve qu’effectivement, les gens ne sont pas assez présents au monde, ni aux autres ni à eux-mêmes d’ailleurs. C’est le paradoxe de notre époque.

La notion de fuite revient souvent dans vos ouvrages. Vous est-elle totalement indispensable ?

Il y a un chapitre qui s’intitule « Vendredi soir » dans L’Échappée belle. C’est un jour qui a toujours eu une saveur très particulière depuis l’enfance, car c’est celui où on va se libérer des contraintes. Mais quand on creuse l’idée, si on veut ressentir cet immense plaisir, il faut obligatoirement avoir vécu les quatre premiers jours. De même qu’on ne peut pas connaître la fuite si on n’est pas dans le monde. Je me souviens qu’étudiant, j’avais pu bénéficier d’une bourse et je m’étais tout de suite dit : « Génial, je vais être payé pour faire ce que j’aime ! » Mais je me suis vite rendu compte que je ne prenais pas de plaisir, car j’avais en quelque sorte réalisé mon rêve, et je ne connaissais plus la frustration. Alors certes, aujourd’hui je fuis, mais je sais qu’il y a de nombreux plaisirs qu’on ne peut vivre que si on est pris par ailleurs. La fuite est un équilibre entre une vie dans la société et hors de la société. Je crois bien qu’il ne faut jamais vraiment réaliser ses rêves, juste être en chemin vers eux.

« L’imprévu a déserté nos vies », dites-vous. Sauriez-vous dater les débuts de cette tendance ?

Le grand tournant le plus récent, c’est vers 2010-2011, quand l’Internet mobile se généralise. C’est le moment où on a la possibilité d’être connecté en permanence et de façon massive, celui où les gens commencent à passer le temps plongés dans leurs petits appareils. Ils cadrent tout, ne se déplacent qu’avec le GPS, ne prennent plus le temps de regarder en l’air ou de discuter. Il n’y a plus la possibilité du rapprochement, de l’imprévu. Mon tempérament me pousse vers la rencontre, mais je constate que cette dimension essentielle se perd. Et avec les intelligences artificielles de plus en plus intégrées, on va être de plus en plus assistés. On aura plus de liberté, mais moins de disponibilité.

Tout retour en arrière semble inimaginable, n’est-ce pas ?

Oui, je ne me fais pas beaucoup d’illusions. Mais vous avez remarqué, je ne suis pas prosélyte : dans mes livres, je ne fais que partager mes expériences parce que je les trouve plutôt singulières. Marcher sans but, ce n’est pas si commun… Et mon intuition, c’est qu’on est nombreux à regretter les rencontres superficielles, le fait qu’il n’y ait plus autant d’imprévu, de ne pas profiter de la poésie qui est partout. On est pris dans une lame de fond, celle de la planification. Ces métiers tracés en permanence avec des pauses minutées, c’est terrible, c’est inhumain. D’où l’importance des microfugues, qui peuvent durer seulement quinze minutes ou une heure, mais qui nous sortent du parcours imposé.

Face à l’ampleur de la tâche, est-il nécessaire – hélas ! – de devoir organiser cette évasion ?

Il faut une certaine audace pour aller contre le courant. Je crois qu’ils sont nombreux, ceux qui aimeraient, mais qui n’osent pas. Entre deux restaurants voisins, ils choisiront toujours celui où il y a déjà plein de gens. Dans les salons du livre, de nombreuses personnes viennent me voir et disent se reconnaître dans mes histoires. Ça résonne en eux, comme la splendeur de l’aube, par exemple. Certains m’ont assuré avoir ressenti des choses incroyables après s’être levés plus tôt que d’habitude, même si on ne peut pas le faire de façon systématique. On est tous victimes des contraintes, certes, mais on n’ose pas s’octroyer certaines libertés, car on vit sur des rails. Si mes livres peuvent servir à une prise de conscience, c’est bien, mais il n’existe pas de recette toute faite.

 J’ai souvent constaté ceci : ce sont dans des lieux qui paraissent les plus banals que vous allez vivre les choses les plus intenses.  

Rémy Oudghiri, sociologue

L’évasion, ou fugue, ou microfuite, c’est surtout possible juste à côté de chez soi, dites-vous.

Mon prochain livre traitera du concept de microvoyage ; c’est un point très important pour moi. On nous a mis dans la tête qu’il fallait aller très loin pour se trouver, surtout pour des intérêts commerciaux d’ailleurs. Ce n’est pas totalement faux, bien sûr, car il y a de la beauté partout. Mais, ce faisant, on nous conditionne à ne jamais regarder ce qu’il y a autour de nous, alors qu’on y voit énormément de choses magnifiques. La beauté, c’est un ciel vu d’un croisement de rues, c’est s’asseoir sur un banc et fermer les yeux, ce sont plein de situations très simples qu’il faut juste savoir accueillir. J’ai souvent constaté ceci : ce sont dans des lieux qui paraissent les plus banals que vous allez vivre les choses les plus intenses. Dans les lieux saturés d’histoire, vous avez déjà des images, des références culturelles, et vous n’êtes pas innocent. C’est bien, ça s’appelle la culture, mais ça vous empêche d’être vraiment présent, j’en reviens toujours là. Vous êtes face à ce qu’on vous a raconté et il est difficile de s’en extraire. Mais dans les endroits dont personne ne parle, vous êtes tout neuf, c’est vous qui allez créer votre imaginaire. Il n’y a pas de filtre.

On n’est pas obligés de tout plaquer et d’aller élever des chèvres à la campagne pour s’évader, donc ?

La « grande fuite » est réservée à très peu de gens. On nous fait rêver avec ça, mais Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, ou Into The Wild de John Krakauer, tous ces récits où les explorateurs fuient le monde, ça demande des moyens matériels et psychiques que la plupart des humains n’ont pas. Alors plutôt que rêver à ce qui n’arrivera jamais, pourquoi ne pas saisir les occasions qui se présentent en permanence ? C’est pour ça que j’aime bien quand un rendez-vous est annulé. Ce sont deux heures qui vous sont rendues, les cartes sont rebattues. Prenez ça comme un cadeau de l’imprévu.

Vous êtes sociologue et analyste. Avez-vous l’impression que la « valeur travail » fait un retour en force dans nos sociétés, au point qu’on devient un mauvais citoyen si on n’y souscrit pas ?

Dans toutes les enquêtes qu’on peut faire, on constate que le travail reste essentiel pour la plupart des gens. Surtout chez les plus jeunes, qui ont la plus grande foi dans l’idée que le travail est fondamental. C’est même la première chose qui ressort chez eux quand on évoque le concept de vie réussie. Le sens du travail a changé, dans une évolution qui s’est accélérée ces dernières années. Pour résumer en une seule formule : les gens ne sont plus prêts à sacrifier leur vie personnelle à leur travail, alors que c’était encore possible il y a quinze ou vingt ans. Pourquoi ? Parce qu’avant, on savait qu’on obtiendrait une récompense si on se projetait, on était convaincus que sacrifier une partie de son présent dessinerait un avenir meilleur. Aujourd’hui, la projection dans l’avenir a disparu. De moins en moins de gens pensent que la planète et l’économie iront mieux dans cinq ou dix ans. Du coup, le travail redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen de nous aider à mieux vivre. Avec un culte du présent, soit vivre ici et maintenant. Les vieux réacs qui disent que les jeunes ne veulent plus bosser se plantent. L’explication n’est pas morale. J’appelle ça l’éclipse de l’avenir.

En France, la culpabilisation du chômeur est devenue à la mode chez les politiques, de façon aussi inattendue que cynique.

Une partie de la société pense effectivement que les gens sont devenus flemmards, que les chômeurs sont des assistés, dans une idéologie suffisamment puissante pour avoir un impact sur des gouvernements qui prennent des mesures sur le niveau des allocations. La stigmatisation est réelle, et c’est là où je suis en désaccord : je considère que dans notre monde, certains ne sont pas faits pour la performance, ou n’en ont simplement pas envie. C’est injuste de taper sur les plus faibles en faisant croire que le mal vient d’eux, alors que c’est le système qui n’arrive pas à intégrer tout le monde.

Le premier confinement du printemps 2020 avait profondément modifié certains comportements, avec des envies de campagne pour tout le monde. C’est toujours actuel ou déjà évaporé ?

Première chose : les illusions nées de notre inactivité ont effectivement disparu. Le fameux « monde d’après », qui devait devenir plus solidaire et plus responsable, s’est transformé en une utopie éphémère – c’était très prévisible, cela dit. Deuxième chose : on constate aussi une véritable tendance au repli sur soi. Les gens passent plus de temps chez eux, aussi parce que l’inflation conduit à des arbitrages et que les sorties se font moins fréquentes. Repli est un mot-clé : repli dans la sphère privée, mais aussi vers la sphère nationale, avec de nombreux pays européens où les partis nationalistes ont le vent en poupe.

La France compte dispenser des cours d’empathie dans ses écoles cette année. Pourrait-on également imaginer des cours d’évasion ou de contemplation ?

Tout ce qui est institutionnalisé court le risque d’être contre-productif. Franchement, presque tous ceux qui ont fait de la poésie à l’école en sont dégoûtés à vie, non ? C’est comme l’allemand, on suit des cours pendant quinze ans et après on n’en parle plus un mot. Donc je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire, ce sont des compétences qui ne s’apprennent pas à l’école.

Il existe quand même certains domaines où le monde est moins caricatural qu’avant. Les années Tapie, le côté winner mâle alpha, cela a un peu disparu, non ?

Ça existe encore dans certains contextes, mais ça ne tient plus le haut du pavé. On voit bien qu’à la longue, ça débouche sur un désastre. On retrouve encore un peu de ça chez les start-upers, mais ça ne fait rêver personne dans nos enquêtes. Avoir cru une chose pareille, c’est à mon avis l’une des grandes erreurs de la présidence française actuelle. La start-up nation, ça ne parle qu’aux enfants de l’Ouest parisien, qui peuvent prendre des risques, mais qui auront toujours tous les filets de protection disponibles.

Vous avez également écrit sur la marche au hasard des improvisations, avec cette remarque : « L’art de se perdre en marchant est aussi un art de se trouver. » C’est là aussi la fuite à portée de pied, accessible à n’importe qui ?

Sortir du temps des horloges et de mon époque, voilà probablement ce que je cherche à faire, et c’est ce que la marche m’apporte. Ça sert à sentir la présence éternelle du monde et sentir des choses qui étaient vraies il y a deux siècles et qui le seront dans trois. Des choses qui donnent du sens à la vie, au-delà de la civilisation de l’instant. Et ça ne peut se faire que seul, ou à deux si vous avez une âme sœur. Deux solitaires, d’une certaine manière.

L’image de la marche s’est déringardisée au fil des ans, mais on insiste encore beaucoup sur ses vertus pour la santé physique, et pas assez pour l’esprit.

Pour une raison très simple : vous ne vendez rien à quelqu’un comme moi qui marche gratuitement. En revanche, les randonneurs, vous leur vendez les objets les plus chers. Ils sont tout contents d’avoir acheté ce truc incroyable, ils se sont fait arnaquer, mais tant pis… La marche sans but est contre l’esprit de notre époque, qui ne supporte pas ce qu’on ne peut mettre dans aucune case. ■

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