Quand les enseignants seront ingénieurs
Les parents des élèves de l’école Waldorf payent 20 000 dollars par an pour que leurs enfants reçoivent la meilleure éducation possible ; la meilleure c’est-à-dire la plus traditionnelle et cela signifie la moins high-tech qui se puisse imaginer.
Dans les AltSchools, les professeurs deviennent des ‹ éclaireurs numériques ›.
Une pomme. Un couteau. Le couteau coupe la pomme en deux. Voilà deux demi-pommes. Deux coups de couteau supplémentaires : quatre quarts de pomme. Puis huit huitièmes, seize seizièmes et ainsi de suite. C’est avec des exemples aussi concrets que les tout-petits de l’école Waldorf, à Los Altos, en Californie, apprennent à lire et à compter. Leurs aînés étudient dans des livres et font leurs devoirs dans des cahiers. Les professeurs les incitent à se concentrer et à ne lever le nez que lorsque leurs exercices sont terminés.
Si ces parents d’élèves peuvent payer des frais de scolarité aussi élevés c’est que, pour la majorité d’entre eux, ils travaillent, moyennant des salaires mirobolants, pour les géants de la Silicon Valley. Cette élite, parmi les ingénieurs et les programmateurs de l’industrie californienne du high-tech, paye très cher la certitude que ses enfants n’utiliseront, à l’école, aucun des objets et des applications qu’elle invente. Il n’y a aucun écran aussi discret soit-il dans l’environnement des enfants de l’école Waldorf. Le papier et la pâte à modeler règnent, le silicium est banni. À la maison, les enfants sont soumis à la même prohibition et celui qui se vante d’avoir joué avec une tablette après l’école est sermonné par les professeurs.
Une plateforme nommée MyAltSchool
Max Ventilla n’accepte pas cette posture paradoxale. Pour ce brillant mathématicien, recruté par Google pour s’occuper de l’un des départements parmi les plus stratégiques de la méga-entreprise, cette paranoïa anti-high-tech prive des enfants d’une chance de devenir des individus « créatifs et collaboratifs » dans le plus cool des mondes qui se créent dans la Silicon Valley.
En 2010, Max Ventilla et son épouse doivent chercher un jardin d’enfants pour leur fille de 2 ans. Aucun établissement ne les séduit. Le jeune père invente alors AltSchool, « une école alternative », technologisée à l’extrême mais libérée des dogmes des sciences de l’éducation hérités du XIXe siècle. Quand il crée AltSchool, Max Ventilla n’a aucune notion de pédagogie mais il est un spécialiste reconnu des réseaux numériques. AltSchool est donc conçue comme une chaîne de micro-écoles reliées entre elles. Elles n’accueillent jamais plus de 80 à 150 élèves, de 4 à 14 ans. Les établissements peuvent être aménagés en quelques semaines dans des locaux commerciaux reconvertis au coeur des métropoles. Il n’y a pas de cour, pas de gymnase. Chaque école est une enveloppe technologique truffée de capteurs, de caméras et de micros qui enregistrent chaque instant de la vie des élèves au sein de l’établissement. Des caméras placées à la hauteur des yeux des enfants servent également de confesseurs aux élèves qui peuvent leur confier leurs problèmes et les difficultés à l’école ou à la maison. La masse d’informations ainsi collectée alimente en permanence « MyAltSchool » une plateforme numérique qui digère, fractionne et réorganise ces données.
Dans un second temps, MyAltSchool « rétroagit » en proposant à chaque élève un programme d’étude sur mesure qui tient compte de ses préférences, de ses difficultés, de ses blocages. Il n’y a pas de devoirs à faire mais une « playlist » que chaque élève traite sur sa tablette connectée à la plateforme numérique centrale. L’algorithme corrige et suggère de nouveaux exercices. Les parents sont informés en temps réel des résultats scolaires de leur enfant grâce à une application spécifique. Dans les AltSchools, les professeurs deviennent des « éclaireurs numériques » dont la fonction essentielle est de guider les élèves dans leurs recherches sur la Toile. La qualité de l’enseignement est la responsabilité des 80 ingénieurs développeurs, recrutés chez Google, Apple, Zynga, Uber. Ils travaillent en permanence à l’entretien et à l’amélioration des performances de MyAltSchool. La « machine » doit être en mesure de proposer des « plans d’étude personnalisés » toujours plus pertinents et mieux adaptés à la personnalité de chaque élève. Les parents payent 30 000 dollars par an pour que leur enfant puisse avoir une place dans l’un des six établissements existants. En mai 2015, Max Ventilla a levé 133 millions de dollars d’investissements auprès de Mark Zuckerberg et de Peter Thiel, respectivement fondateurs de Facebook et de PayPal. La siliconisation de l’éducation est en marche.
Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. »