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Pourquoi les milliardaires achètent-ils la presse écrite ?

Pourquoi les milliardaires achètent-ils la presse écrite ? Certains investissent pour acquérir de l’influence dans la politique, l’économie et la société. Mais pas seulement.

Aux yeux de Blocher, la presse est un élément important pour le fonctionnement de la démocratie

Il y a ceux qui achètent des titres de presse parce que la presse est toujours rentable et qu’elle paraît plus crédible que la plupart des médias électroniques. Et puis, il y a ceux qui cherchent un bon passe-temps en tant qu’éditeur.

Les milliardaires qui ont fait le plus parler d’eux dernièrement sont Charles et David Koch. Fin novembre 2017, ils ont pris part à l’acquisition de l’éditeur du célèbre hebdomadaire américain Time . Cet éditeur possède également les titres People et Fortune. L’acquisition a coûté 1,85 milliard de dollars et les Koch en ont payé un tiers à titre d’investissement privé. Le principal acquéreur est l’éditeur Meredith qui n’avait attiré l’attention jusqu’ici qu’avec des magazines dédiés au jardin, à la maison et au bricolage. Les Koch sont des industriels du Kansas (USA). Leurs activités se concentrent principalement sur le pétrole, les matières plastiques, les engrais et le papier. Charles est PDG de Koch Industries et David est vice-président. En politique, ils se sont fait un nom comme ultraconservateurs adversaires du président américain Donald Trump. Ils soutiennent le Tea Party avec lequel Trump avait conclu une alliance tactique avant les élections et qui est maintenant à couteaux tirés avec lui parce que Trump n’est pas un « véritable conservateur » aux yeux du Tea Party. Le groupe Koch Industries est connu aussi comme employeur pour avoir reconnu publiquement l’embauche d’ex-criminels ayant purgé leur peine, afin de leur donner une deuxième chance. Qu’est-ce que les Koch veulent faire du Time ? Officiellement, on affirme chez Meredith qu’ils « n’usent pas de leur influence en affaires, y compris en ce qui concerne l’orientation politique des rédactions de presse ». En fait, l’influence politique est quand même au programme. C’est ce que l’on constate par exemple sur la page d’accueil du site kochind.com. On trouve sous le lien « Newsroom » des articles exclusifs dans le style d’un magazine en ligne. Parmi ceux-ci figure un texte qui raconte comment le directeur juridique du groupe rend visite à Donald Trump à la Maison-Blanche et le conseille au sujet de la réforme du droit pénal. C’est comme si le directeur juridique de Credit Suisse ou de Nestlé prenait position sur la réforme du droit d’asile suisse. En Suisse, c’est tout bonnement impensable, mais au pays des milliardaires Koch, cela va de soi. L’info est suivie d’une sorte d’interview sous forme de questions-réponses. On y lit entre autres ce commentaire : « Nous, chez Koch Industries, nous croyons à la promotion des principes d’une société ouverte. » Et sous « Lire plus », cette déclaration qu’il est « temps de mettre fin à l’éclatement de la société ». Et l’interviewé de réclamer un engagement en faveur de l’égalité des chances. Il ne fait pas de doute que les Koch cherchent à influencer la société. Mais dans quel sens ? Le politologue lausannois Andreas Ladner dit que l’on ne peut pas généraliser le phénomène des milliardaires qui investissent dans la presse. Chaque cas est différent. Chacun a son ou ses propres motivations. Il en cite trois : « sauver la presse libre et à l’esprit critique », « mieux diffuser sa propre opinion », « accroître ses mérites et son prestige ». On pourrait ajouter une quatrième motivation, de nature économique : l’investissement purement financier.

C’est typiquement le cas chez les personnalités suivantes : Jeff Bezos, le fondateur et principal investisseur d’Amazon. En 2013, il a acheté le quotidien The Washington Post, alors en difficultés économiques. Bezos passe pour l’un des trois hommes d’affaires les plus riches du monde. Sa fortune a été récemment évaluée à environ 105 milliards de dollars. Serge Dassault était sénateur du parti de droite Les Républicains en France jusqu’en décembre 2017. Il a acheté Le Figaro en 2004 et n’a jamais hésité à y exercer directement son influence.

L’homme d’affaires franco-luso-israélien Patrick Drahi, qui pèse 13 milliards de dollars selon Forbes, a créé en janvier 2015 le groupe média Mag&NewsCo, après avoir racheté la moitié des parts du journal Libération l’année précédente. L’autre moitié appartient à l’homme d’affaires et cinéaste français Bruno Ledoux. L’empire médiatique de Drahi connaît des problèmes à la Bourse des Pays-Bas depuis décembre 2017 en raison d’un risque de surendettement. Bernard Arnault (principal actionnaire de Dior et du groupe de produits de luxe Louis Vuitton Moët Hennessy) possède, via son groupe Arnault, les titres Les Échos, Investir et Le Journal des Finances. Les Échos est un quotidien français d’information économique et financière.

Jeff Bezos devrait être intéressé par les « bonnes manchettes » du Washington Post : à l’égard d’Amazon, son empire. Ce quotidien adopte en effet « une position clairement opposée au mainstream des « bad news », écrivait l’an dernier le quotidien berlinois Tagesspiegel. Le Temps parvenait à la même conclusion en novembre dernier dans un article sur les milieux d’affaires français. Ceux-ci seraient « régulièrement accusés de défendre leurs propres intérêts au détriment de l’indépendance rédactionnelle ». Chez Bernard Arnault, le désir d’exercer une influence sur l’économie est plausible. Chez Patrick Drahi, en revanche, ce sont surtout les critères économiques de l’investisseur qui figurent au premier plan. La soif d’influence est également avérée chez Serge Dassault. Le correspondant culturel du journal zurichois Neue Zürcher Zeitung, Marc Zitzmann, en a livré une description détaillée en 2010. En tant que tout nouveau patron du journal, [Dassault se serait] aussitôt mis à dos la rédaction par des directives comme celle demandant de ne pas publier d’informations qui pourraient nuire aux intérêts économiques du pays en général et du groupe Dassault en particulier. » Il cite comme exemple le fait que Le Figaro « a régulièrement réécrit, voire supprimé à l’occasion, tous les articles sur les pays dans lesquels Dassault espère vendre des chasseurs Rafale ». Ce serait le cas pour des articles de la rédaction sur le Brésil, la Libye, la Suisse et les Émirats arabes unis. Le Figaro aurait aussi publié à longueur d’année « des enquêtes d’opinion de façon inflationniste » afin d’influer sur les opinions politiques. Ces enquêtes auraient « de plus souvent manipulé après coup les résultats obtenus », affirme le correspondant de la NZZ qui écrit en résumé : « Le personnel du Figaro est depuis longtemps humilié, inquiété, intimidé. »

Un milliardaire suisse achète des journaux

Si Andreas Ladner ne connaît pas en détail les cas de Koch, Bezos et des magnats français, il estime par contre pouvoir porter une appréciation sur l’engagement financier en Suisse du penseur de l’UDC, Christoph Blocher. À partir de 2010, celui-ci a investi discrètement, puis au grand jour en 2013, dans le quotidien Basler Zeitung (109 000 lecteurs). En août dernier, il a acheté l’éditeur Zehnder, de Saint-Gall, avec un portefeuille de 25 titres régionaux. « Aux yeux de Christoph Blocher, la presse est un élément important pour le fonctionnement de la démocratie. Il estime que la presse actuelle est plutôt orientée à gauche et il souhaite qu’elle rende compte d’une plus large palette d’opinions. Il ne veut pas un monopole de l’information ; une plus grande diversité d’opinions représentées serait plus proche de ses conceptions. » Ainsi, selon Ladner, Christoph Blocher considère sans doute que les articles parus ces dernières années dans le magazine économiquement libéral et sociologiquement conservateur Weltwoche (191 000 lecteurs) contribuent à accroître cette diversité. Il semble que Blocher ait aussi participé à l’acquisition de la Weltwoche par le rédacteur en chef et conseiller national UDC Roger Köppel. Questionné à ce sujet, Blocher lui-même n’a pas souhaité faire de commentaires, pas plus que Köppel. Selon Kurt Zimmermann, rédacteur en chef depuis 2016 de la revue spécialisée Schweizer Journalist, les motivations du Zurichois sont plutôt celles d’un profane. « Les millionnaires comme Blocher, Bezos et Buffet ont un rapport romantique aux journaux. » Blocher, par exemple, « aime les journaux plus que la chimie », dit-il, et il ajoute : « Les millionnaires achètent ce qu’ils peuvent trouver de plus intéressant comme titres de presse sur le marché. Mais ils ne peuvent pas en trouver tant que cela, car les journaux continuent de rapporter et même les millionnaires ne paient pas des prix énormes. » Blocher aurait acheté le groupe Zehnder en août 2017 « parce qu’il a fait l’objet d’une offre d’achat et qu’il est encore rentable actuellement ». Zimmermann ne croit pas que le patron de l’UDC puisse avoir une influence majeure sur la politique à travers la presse. « Si les milliardaires veulent influencer la politique, il ne faut pas qu’ils achètent des journaux, mais les responsables politiques. »

La presse est rentable, donc c’est un bon investissement

Pendant longtemps, des journaux comme la Basler Zeitung (BaZ) et la Weltwoche n’ont pas été rentables. Cela a changé. « Le turnaround a fonctionné à merveille. Auparavant, la BaZ enregistrait chaque année 10 millions de perte et, avec Blocher, elle réalise 4 à 5 millions de bénéfice », dit Zimmermann qui est un initié. Il y a deux ans, Roger Köppel a reconnu que sa Weltwoche rapporte des bénéfices. Zimmermann remet en question la thèse selon laquelle la presse serait en difficulté. « Aujourd’hui, tous les titres de la presse suisse gagnent de l’argent. Les plus rentables sont 20 Minuten, Berner Zeitung, Tages-Anzeiger, Luzerner Zeitung et St. Galler Tagblatt, les moins rentables NZZ et Blick. Les magazines qui marchent le mieux sont les hebdomadaires Schweizer Illustrierte, Das Magazin et Annabelle. La preuve que la presse rapporte n’a pas encore été faite par l’investisseur romand Antoine Hubert. Il possède le groupe de cliniques et d’hôtels Aevis Victoria ; sa fortune est estimée par Bilan à 400 millions de francs. En 2016, il a repris le magazine financier L’Agefi dans un contexte difficile. Fathi Derder, rédacteur en chef et administrateur délégué, résume l’objectif : « Le projet est précis : opérer la transformation numérique du journal. » Selon lui, Hubert a « à nouveau beaucoup investi cette année pour assurer cette transition ». La nouvelle offre de L’Agefi sera ainsi prête en avril. Le but ? « Faire de L’Agefi le cœur de la communauté des entrepreneurs romands, avec un objectif de rentabilité à court terme », précise Derder. Telles sont donc les motivations d’Antoine Hubert : accroître son influence et gagner de l’argent.

La presse plus crédible qu’Internet

Reste à savoir où un investisseur fortuné et désireux d’acquérir une influence doit idéalement engager ses capitaux. Andreas Ladner pense qu’en Suisse, la télévision « n’a plus la même renommée qu’autrefois » plus autant que la presse. Le problème de la presse, quant à elle, serait la tendance au mainstream, à savoir « que les journalistes se copient ». Les publications sur Internet auraient encore moins d’influence actuellement. Conduire une campagne politique sur Internet n’aurait qu’une efficacité ponctuelle. « Parfois, cela marche, parfois pas. L’effet n’est pas simple à mesurer », explique Ladner. Si un milliardaire voulait acquérir une influence rédactionnelle via Internet, il faudrait qu’il mette en place une plateforme « sur une longue période et avec beaucoup d’argent ». « Il faut beaucoup de temps pour bâtir une renommée et une large notoriété. » Les temps sont révolus « où les gens croyaient tout simplement ce qu’ils voyaient à l’écran ». Ladner se veut optimiste : « La tendance est en train de se retourner en faveur des médias de qualité. Le public a besoin qu’on lui garantisse des nouvelles fiables. Le phénomène des ‹ fake news › est identifié. » Zimmermann ajoute que la presse est « davantage prise au sérieux. Elle est plus crédible que la télévision et Internet. »

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