La fabuleuse histoire des peuples fabuleux

Pourquoi depuis l’Antiquité a-t-on pu croire que vivaient, quelque part, des êtres au pied unique ou dépourvus de tête ? Pour nourrir l’imaginaire et étancher notre soif de conquête de terres nouvelles.

La Guerre des étoiles que notre monde a découverte, il y a exactement quarante ans, a engrangé des dizaines de milliards de dollars de bénéfices. Certes… Yoda, Han Solo, Darth Vader, Jaba the Hutt, Princess Leia, le Wokkie et d’innombrables autres créatures colonisent l’imaginaire d’une deuxième génération de spectateurs. Rien ne laisse supposer que les épisodes à venir de la saga lucassienne entraîneront moins de fanatiques que les précédents. Son succès est hors normes, à tous points de vue. Cependant, tout cela n’est rien, ou pas grand-chose, comparé à la réussite d’un affabulateur, d’un mythomane qui vécut à Alexandrie aux IVe ou IIIe siècles avant Jésus-Christ. Cet imposteur se faisait passer pour le neveu d’Aristote et précepteur d’Alexandre le Grand. Ce pseudo-Callisthène, n’ayant d’autre légitimité que son imagination et son culot, se donna pour mission de faire le récit des exploits de l’empereur dont il aurait été un témoin privilégié. Ces Vies et actes d’Alexandre de Macédoine sont un recueil de hauts faits se déroulant dans un Orient lointain, habité par des populations extravagantes dont le biographe et essayiste Olivier Philipponnat a établi un passionnant recensement dans son livre Géographie des peuples fabuleux (Éd Buchet Chastel).

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Enluminure représentant Alexandre Le Grand rencontrant les hommes sans tête, vers 1445.

Créatures sans tête

Les créatures dont le pseudo-Callisthène a peuplé les aventures d’Alexandre ont hanté l’inconscient de l’Occident chrétien pendant quinze siècles au moins. « Ce qui est fascinant, explique Olivier Philipponnat, c’est que de l’Antiquité, à la Renaissance et à travers tout le Moyen Âge, les gens, y compris les plus lettrés, les plus grands esprits, ont cru qu’existaient quelque part aux confins du monde connu, aux Indes, des êtres n’ayant qu’un pied, mais si large qu’il suffisait à produire une ombre sous laquelle ces Sciapodes pouvaient se protéger des ardeurs du soleil. On a aussi admis l’existence des Blemmyes, des êtres sans tête avec des yeux à la hauteur des clavicules, le nez sur le sternum et une bouche ouverte sur l’abdomen… » Personne, en effet, a découvert l’auteur au terme de très longues recherches, n’a jamais vraiment remis en question la réalité de ces peuples improbables. « Le respect pour les Anciens et leurs écrits était si fort que même les sceptiques n’ont jamais osé, tout au long de ces années, contester ce que les savants affirmaient. Pour les générations qui se sont succédé entre le IIIe siècle et la Renaissance, et même bien plus tard parfois, l’existence de ces peuples fabuleux, exactement aussi nombreux et étranges que les avaient décrits – sans bien sûr ne jamais les avoir rencontrés – pseudo-Callisthène, Ctésias, Pline l’Ancien ou Isidore de Séville, était une réalité. »

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Un bestiaire fabuleux du XIIIe siècle.

Croyances tenaces

Au fur et à mesure que reculaient les frontières des terres inconnues, les peuples fabuleux se déplaçaient. Ainsi, les Cynocéphales, les hommes à tête de chien que des témoins juraient avoir vus, parés de somptueux habits, à la cour des rois indiens, furent-ils envoyés en Afrique aussitôt que les Indes furent mieux connues. « À ce titre, les Amazones me fascinent tout particulièrement, continue Olivier Philipponnat. Elles se sont “exportées” dans le monde entier. D’abord, on situe leur royaume sur les rives du fleuve Eurymédon, en Turquie. Puis on les croit installées dans les steppes ukrainiennes où les explorateurs ne les trouveront jamais, tout simplement parce que les voilà établies dans le désert libyen. Quand toute l’Europe, toute l’Afrique du Nord, tout l’Orient sont connus, on ne renonce pas pour autant à croire à leur existence. Les explorateurs sont persuadés qu’ils découvriront ces femmes guerrières au plus profond des forêts d’Amérique du Sud, auxquelles ont donnera leur nom. La chasse aux Amazones ne s’achèvera qu’au XVIIe siècle avec les expéditions de La Condamine, bien que celui-ci ne se soit jamais vraiment résolu à affirmer que ce peuple parmi les plus fabuleux n’existait pas. »

Il n’y aurait pas d’investissements aussi massifs dans la préparation d’un futur voyage sur Mars si notre curiosité à l’égard des peuples fabuleux avait totalement disparu.

Olivier Philipponnat, essayiste

La seule rencontre du Troisième type avec des hommes extraordinaires eut lieu au début de l’année 1520. Les marins espagnols de l’expédition de Magellan aperçoivent sur les rivages de la Terre de Feu des géants qu’ils baptisent Patagons, en raison de la taille supposée monstrueuse de leurs pieds. « C’est un moment essentiel, confirme l’écrivain. À partir de là, on pense avoir la certitude que les peuples que l’on cherche depuis si longtemps existent bel et bien. En les côtoyant, on pourrait penser qu’ils perdent leur caractère fabuleux. Mais cela prendra beaucoup de temps. On continuera longtemps à projeter sur ces peuples du réel des fantasmes qui sont exactement ceux qui existaient au sujet des peuples inventés par les auteurs antiques. Sans pour autant renoncer à l’espoir de découvrir des êtres extraordinaires. Jusqu’au XIXe siècle, certains affirment avoir vu des hommes à longues queues, au cœur de l’Afrique. Il s’agit de projections à fortes connotations racistes dont on charge des peuples qui ont vraiment existé, mais dont on a fortement exagéré les caractéristiques physiques. »

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La bataille des Amazones par Peter Paul Rubens, entre 1617 et 1618.

Besoin de rêver

Au terme de son enquête, Olivier Philipponnat arrive à la conclusion que l’Occident ne parvient toujours pas à se libérer de son besoin d’établir un contact avec des entités extraordinaires. « Aujourd’hui, la question des peuples fabuleux semble réglée. La science est passée par là. On sait qu’ils n’ont jamais existé et que nous ne les rencontrerons jamais. Mais c’est une catégorie mentale dont nous ne pouvons nous affranchir. Alors nous la projetons sur d’autres choses. Les existences extraterrestres, par exemple, à travers la Créature de Roswell. Il n’y aurait pas d’investissements aussi massifs dans la préparation d’un futur voyage sur Mars si notre curiosité à l’égard des peuples fabuleux avait totalement disparu. »

Et si nous ne découvrons aucune forme de vie fabuleuse sur la planète rouge, on les imaginera sur d’autres corps célestes plus lointains encore. La partie de cache-cache avec les peuples extraordinaires commencée avec l’épopée d’Alexandre le Grand n’est pas près de se terminer. Quel rêveur pourrait-il s’en désoler ? ■