Ne sacrifier ni la liberté des patients, ni la qualité des soins
En matière de soins, le rationnement est un concept inadmissible. On parle de la santé. Et parfois de la vie d’êtres humains.
Pour le président de l’Association des médecins du canton de Genève, le DR Michel Matter, les élus, les professionnels de la santé, les assureurs et les patients doivent travailler ensemble à limiter la hausse des coûts.
Du point de vue des médecins, comment décririez-vous la situation actuelle du système de santé suisse ?
Nous vivons sans aucun doute un moment charnière, celui du basculement progressif des soins médicaux stationnaires vers les traitements ambulatoires. Cette évolution, qui a commencé et va durer quelques années, a des implications importantes en termes d’organisation et de financement du système de santé. Les patients, les praticiens, les infrastructures sont concernés. Nous sortons du traditionnel choix entre hospitalisation ou traitement ambulatoire, comme de l’idée que l’ambulatoire s’appliquait surtout à l’ophtalmologie ou à la dermatologie. Aujourd’hui, des opérations complexes sont réalisées en ambulatoire ; les avancées technologiques – par exemple en matière d’anesthésie ou d’antidouleurs – facilitent ce progrès, car c’en est un, tant pour le patient que pour son entourage, son activité professionnelle et la société en général.
Certains patients ont l’impression que l’on a simplifié et pour tout dire rentabilisé les processus. Moins de temps passé avec le médecin, une prise en charge moins complète à l’hôpital, une automatisation des soins, des primes d’assurance qui grimpent…
Il est évident que l’évolution vers toujours plus d’ambulatoire présuppose un contrôle sérieux avant, pendant et après un traitement. On ne laisse le patient repartir chez lui que muni d’instructions précises et en assurant un suivi cohérent. Cela nécessite une formation poussée de tous les intervenants, une grande souplesse des équipes médicales, paramédicales, administratives, etc. Quant à la question des primes d’assurance, il faut admettre honnêtement qu’aucun système de santé n’y échappe, pour la simple raison que la population vieillit. Les femmes ont gagné cinq ans d’espérance de vie moyenne ces dernières années, les hommes trois ! Certains traitements, notamment en oncologie, donnaient des résultats inespérés il y a encore peu de temps, mais leur coût est énorme. L’évolution vers davantage d’ambulatoire devrait permettre de diminuer la facture globale, mais pas la hauteur des primes d’assurance maladie. Pour diminuer ces dernières, la Confédération doit mettre en œuvre le système dit « moniste ».
En quoi consiste-t-il ?
Aujourd’hui, les soins ambulatoires sont financés uniquement par les caisses tandis que le système hospitalier est dominé par les cantons, qui paient une bonne moitié de la facture et, en contrepartie, planifient l’offre. Cette situation entraîne des distorsions : le prix d’un séjour hospitalier est nettement inférieur à son coût. Cela diminue l’avantage comparatif d’une intervention ambulatoire. Le principe moniste est simple : les assureurs et l’État paient la facture dans une clé de répartition à définir aussi bien sur le marché hospitalier (actuellement 55% pour l’État et 45% pour les assureurs) que dans le domaine ambulatoire.
Cela ne donnera-t-il pas un poids supplémentaire, voire excessif, aux caisses maladie ?
Les caisses assument déjà la responsabilité formelle du financement dans le domaine ambulatoire. Il ne serait pas souhaitable que la Confédération ou les cantons imposent un contrôle total du système de santé, sous prétexte d’un financement moniste, ce qui aboutirait à un système étatique. Un financement moniste des soins présente l’avantage d’accélérer le transfert vers des soins ambulatoires, meilleur marché, de favoriser les modèles d’assurance alternatifs et d’endiguer autant que faire se peut la hausse des primes.
Globalement, avez-vous confiance dans les politiciens pour arriver à une solution viable ?
L’un des travers des réflexions parlementaires est une tendance à vouloir rechercher des économies auprès des professionnels de la santé, voire à les contraindre à imposer un rationnement des soins. C’est l’idée du budget global, véritable échec dans les pays voisins. Or, le rationnement des soins est un concept inadmissible : on parle de la santé et parfois de la vie d’êtres humains et on ne doit pas lésiner sur la qualité de la prise en charge. Quelques exemples, à l’étranger, montrent à quel type de situations humainement insupportables mène ce genre de raisonnement : délais de consultation, médecine à deux vitesses, paiements directement par les patients sans remboursement, baisse de la qualité des soins… Je suis convaincu que nous tous – élus, professionnels, assureurs, patients – devons travailler ensemble à limiter la hausse des coûts, sans sacrifier ni la liberté des patients ni la qualité des soins. Au sein des différentes professions de santé, il nous faut cesser de travailler en silo et coopérer davantage pour tendre vers une interprofessionnalité centrée sur le patient.
Êtes-vous optimiste pour l’avenir de la médecine et du système de santé ?
Vous savez, on critique beaucoup la loi fédérale sur l’assurance maladie, parfois avec raison. Son esprit est cependant la solidarité ; cette valeur essentielle doit être préservée. Ne coupons surtout pas ce lien social, gardons le sens profond de notre vocation. Au fil des années, les médecins se sont vu arracher ou annexer des domaines de compétences : les analyses de laboratoire, les radiographies simples, par exemple. Ou les vaccins et contrôles qui se font en pharmacie, voire dans des commerces. Mais que veulent réellement les médecins et les professionnels de santé ? Mettre leurs connaissances et leur temps au service des patients. Exercer un métier qui ait du sens. Il est regrettable que, dans le cadre réglementaire de tarification, l’on calcule et rationne le temps d’une consultation. Le temps de parole d’un patient est important, un traitement expéditif n’est pas un bon traitement. Un diagnostic se fait par élimination d’hypothèses, en examinant, mais aussi en écoutant le patient. D’ailleurs, le médecin de famille, « gatekeeper » ou non, connaît l’historique de son patient, bien mieux qu’un ordinateur enregistrant un dossier médical. C’est aussi de cette manière qu’on évitera les examens inutiles ou les doublons thérapeutiques. À mes yeux, le professionnel de santé est solidaire de son époque et de ses contemporains. Nous vivrons de plus en plus longtemps et le bien-être, à chaque étape de la vie, dépendra de multiples facteurs et pas seulement de la médecine : la place de l’homme dans son environnement, son alimentation, son équilibre. Redonnons du sens à nos professions, respectons les choix des gens, c’est le plus important ; les solutions techniques et financières suivront !
Pourquoi un système de santé performant est un véritable casse-tête politique
Migraine, névralgie, stress… Difficile d’établir un diagnostic précis des maux dont les malheureux élus politiques et autres intervenants souffrent généralement lorsqu’ils se mêlent de trouver les meilleures options pour maintenir un système de santé suisse performant, équitable et dont les coûts puissent être assumés.
En 2004, une commission d’experts, sous la houlette du professeur Leu, avait présenté différents modèles pour un financement moniste, dans le rapport de recherche « Financement hospitalier moniste ». En 2007, les Chambres fédérales ont adopté une motion du Conseil des États et chargé le Conseil fédéral de soumettre au Parlement un projet de financement uniforme des prestations stationnaires et ambulatoires, d’ici à fin 2010. Même si ce projet dit « Managed Care » a été repoussé, il a été souligné dans son cadre qu’un financement moniste constituait une condition centrale pour promouvoir les soins intégrés. Plusieurs rapports de l’OCDE ont également recommandé à la Suisse le passage à un financement uniforme. En 2009, diverses motions (dont une de l’actuel conseiller fédéral Guy Parmelin) ont demandé le passage au monisme. Une initiative parlementaire a demandé fin 2009 l’introduction d’un système de financement moniste, par le biais d’une modification de la loi sur l’assurance maladie (LAMal). Afin que les cantons puissent conserver le contrôle des fonds publics, le modèle préconisé doit garantir que l’argent public sera investi dans la formation et le perfectionnement du personnel médical, dans la compensation des risques entre les assureurs maladie, dans le secteur de la santé publique, dans les prestations d’intérêt général, ainsi que dans la réduction des primes. La participation des pouvoirs publics dans le financement des prestations de l’assurance obligatoire des soins doit être gravée dans le marbre. Les assureurs maladie doivent financer toutes les prestations stationnaires et ambulatoires conformément à la LAMal.
En 2011, les Commissions de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des États et du Conseil national ont donné suite à l’initiative. Depuis 2012, une sous-commission du Conseil national se consacre ainsi à l’élaboration d’un projet de réglementation. Le délai a été prolongé à plusieurs reprises. Entre-temps, diverses discussions ont eu lieu dans le cadre du Dialogue de la politique nationale de la santé, entre le Département fédéral de l’intérieur (DFI) et la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé. Le Conseil fédéral a en particulier fait valoir qu’un nouvel examen de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons était nécessaire au niveau constitutionnel, avant un changement du système de financement. (T. O.)
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