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Les libérateurs de forêts

Des associations et des individus lambda rachètent des terres et parcelles boisées pour les protéger des chasses privées ou des coupes rases. Des initiatives pour remettre la nature « en libre évolution » qui enchantent certains et en agacent d’autres.

Fouiller les contreforts du Vercors, serpenter sur une route étroite et tortueuse qui semble ne jamais vouloir en finir. C’est comme un combat interminable à l’issue incertaine, puisqu’on ignore ce que les cieux vont bien pouvoir nous offrir en cette drôle de journée d’automne. Le froid, la pluie et un brouillard qu’on a longtemps cru invincible ont laissé craindre le pire, avant que tout ne s’ouvre par miracle et justifie le voyage : un panorama à l’infini, des falaises abruptes qui rappellent le meilleur des Dolomites, et des animaux à la pelle qui ne se soucient guère de notre présence.

Tableau consternant

L’endroit s’appelle Vercors Vie Sauvage. C’est une forêt de 500 hectares qui a été rachetée par l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) à l’été 2019. Une ancienne chasse privée, avec des traces du décor qui laissent imaginer la cruauté des drames qui se sont joués ici. Des miradors postés près des mares, des couloirs de tirs pour abattre à bout portant, alors que chevreuils, mouflons, sangliers et cerfs étaient quasiment domestiqués par la nourriture mise à leur disposition. Qu’on soit pour ou contre la chasse, on retrouvait ici sa pratique la plus crasse, simplement injustifiable.

Ce tableau consternant est amené à disparaître. L’ASPAS va en faire une « réserve de vie sauvage », comme elle appelle ces zones qu’elle rachète régulièrement depuis 2010. Le budget de l’association atteint les 800’000 euros annuels, mais elle a dû ici débourser 2,3 millions pour devenir propriétaire. Une somme énorme, réunie uniquement grâce à des dons privés – certains à six chiffres, d’autres bien plus modestes.

Une mobilisation citoyenne incroyable même si Madline Rubin, la présidente de l’ASPAS depuis 2005, reconnaît quelques souffrances au fil de l’intrigue : « On a vécu les montagnes russes sur le plan émotionnel. On croyait y arriver, puis on reculait. Notre plus gros donateur devait nous verser 500’000 euros, mais il nous a un jour appelés en pleurs en disant qu’une faillite l’obligeait à redescendre à 100’000. Une fondation qui nous avait promis une somme importante en a eu marre d’attendre et a finalement renoncé. Puis les médias se sont emparés de l’histoire : France 3, Le Monde, et c’est comme s’ils nous avaient fait notre campagne de financement participatif. Ça a duré quatorze mois, c’était pire qu’une grossesse et un accouchement, mais on y est arrivé. »

Le but de ces acquisitions ? Remettre la nature en « libre évolution ». Laisser faire pour voir ce qui se passe. Laisser le bois mort faire son travail pour la biodiversité, les animaux faire leur vie sans intervention, et suivre tout ça d’un œil intéressé. Il n’est pas ici question de sanctuariser ni d’interdire l’humain – les lieux sont tous ouverts à la promenade, même si fermés aux voitures. Certains n’apprécient guère l’initiative, tels ces chasseurs et agriculteurs qui sont venus manifester devant le siège de l’ASPAS l’été dernier. Persuadés que l’association veut confisquer des terres exploitables pour les « mettre sous cloche », quand bien même il n’y a jamais eu d’exploitation dessus.

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(DR)
Dans le Vercors, l’Association pour la protection des animaux sauvages rachetait en 2019 cette forêt de 500 hectares dans le but de la rendre à son ordre naturel.

Dialogue compliqué

De telles initiatives devraient pourtant réjouir tout le monde. Baptiste Morizot est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, pisteur de loups, en émerveillement permanent devant le sauvage. Au cœur d’une forêt exotique comme dans son jardin, ce qui lui vaut l’étiquette de « philosophe du vivant ». Son dernier ouvrage (Raviver les braises du vivant, Éd. Actes Sud) est accessible à tous grâce à sa pédagogie roborative. « Une forêt en libre évolution fait ce que fait la vie : elle lutte spontanément contre le réchauffement climatique, elle stocke le carbone, elle travaille à l’épuration de l’eau et de l’air, à l’épanouissement d’une biodiversité riche », dit-il. Ce que Gilbert Cochet, naturaliste français de référence, traduit à sa façon : « Laisser une forêt en libre évolution, c’est comme délier les jambes à un athlète : il se met à courir. »

Un discours qui semble tomber sous le sens, mais pas sûr que leurs adversaires puissent entendre ces métaphores comme elles le méritent. L’époque est au conflit, à l’indignation permanente, au dualisme exacerbé. Le dialogue s’annonce compliqué, et pourtant, éleveurs et écologistes ont bien plus en commun qu’ils veulent le croire. « C’est un malentendu énorme. Les conflits internes et les luttes intestines les rendent incapables de se battre contre leur ennemi commun, les formes écodérégulées d’exploitation », dit encore Morizot. Certains essaient cependant d’ouvrir les yeux et les oreilles. Tel le Réseau pour les Alternatives forestières, composé essentiellement d’exploitants, mais qui préconise de laisser 10 % de chaque parcelle de forêt en libre évolution. Un premier pas qui, sait-on jamais, en annoncera d’autres.

Mouvement mondial

On trouve des exemples de protections privées dans le monde entier, certains spectaculaires. Douglas Tompkins, le fondateur des marques The North Face et Esprit (décédé en 2015), avait acquis 800’000 hectares de terres en Patagonie grâce à sa fortune, avant de progressivement les restituer au Chili pour en faire des parcs nationaux. L’association Tchendukua œuvre pour la restitution de terres ancestrales au profit des peuples du nord de la Colombie. Des initiatives exotiques qui ont donc débordé jusqu’aux portes de nos villes, en Europe. En Haute-Savoie, l’association Forêt Vivante rachète elle aussi des parcelles pour contrer la sylviculture intensive. Et dans le Morvan, un groupement de forestiers-citoyens fait tout son possible pour protéger les feuillus devant l’invasion de la monoculture des sapins de Douglas. Le début d’une vraie vague verte.

Ça se joue parfois à plus petite échelle encore, notamment en Suisse. L’ancien député Laurent Thévoz a acheté un demi-hectare entre Fribourg et Payerne voilà trois ans : « C’est un bien meilleur investissement qu’un abonnement de fitness. Le but n’est pas d’aller y dormir, mais de m’en occuper. Entre la tempête Lothar, la sécheresse et le passage des chamois et chevreuils, la mienne a bien besoin d’être entretenue. La forêt joue un rôle dans l’équilibre de la terre et la fertilité des sols. Ce serait une bonne chose de s’en inspirer pour une meilleure relation avec la nature », expliquait-il au journal Le Temps. D’autres, plus anonymes, investissent également en surface réduite. Pas pour spéculer ni pour exploiter. Juste pour laisser reposer. Montrer la voie, en quelque sorte. ■