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Moins de diversité dans la presse et moins de diversité dans les médias ?

Est-ce qu’une diminution de la diversité journalistique annoncerait aussi une baisse de la diversité des médias ?

Des journalistes et des politiciens déplorent les suites de la concentration de la presse. Il n’est pas évident de prédire si la diversité médiatique se maintiendra. Le marché est progressivement alimenté par des sources d’information alternatives. Il y a aussi le fait que les lecteurs jeunes cherchent à s’informer de manière différente que les lecteurs plus âgés.

Bouillie journalistique uniformisée.

Dans la branche des médias, il y a des remous et pas seulement quand des journalistes décident de poser la plume, comme à Lausanne en décembre passé. L’anecdote suivante explique la nature des tensions. Les rédacteurs de la Tribune de Genève auraient dû rencontrer leur éditeur zurichois, Pietro Supino, le 15 novembre. À l’ordre du jour : une discussion sur « le journalisme de qualité ». Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Peu avant la rencontre, la rédaction de la Tribune de Genève a envoyé un mail à Supino en l’informant que « le personnel a décidé de boycotter la séance d’information de ce jour traitant de la qualité dans les journaux ». Un déroulement inouï : Prieto Supino est le président du conseil d’administration de Tamedia.
Tamedia et Ringier sont les deux groupes de médias les plus importants de Suisse : Tamedia produit un chiffre d’affaires annuel de CHF 1 milliard. Les actionnaires majoritaires, représentés par Supino, détiennent en dehors de la Tribune de Genève aussi les journaux Tages Anzeiger, Le Matin, 24 Heures, Die Sonntagszeitung, Le Matin Dimanche ainsi qu’une douzaine d’autres titres régionaux. L’exposé des motifs des rédacteurs de la Tribune de Genève ? « Nous trouvons le moment particulièrement malvenu pour venir nous donner des leçons de journalisme de qualité, alors que, depuis un an, la direction générale multiplie les mesures de restructuration qui sabordent la qualité de nos publications », ont-ils écrit à Supino.
La restructuration consistait en la séparation des rédactions locales de la partie suprarégionale et, dans ce cadre, il s’agit des rubriques Suisse, étranger, économie, et sport chez Le Matin, 24 heures et Tribune de Genève. Les rédactions ont été déplacées de Genève à Lausanne pour former la rédaction centrale. Cette rédaction centrale approvisionne du même contenu national divers titres Tamedia. Que ce soit à Genève, Nyon, Lausanne, Yverdon ou Aigle, les lecteurs apprendront les informations à l’identique. Dans ce contexte, les journalistes et les politiciens régionaux déplorent une perte de la diversité médiatique.
Des regroupements se produisent en Suisse alémanique aussi. À fin novembre, les troisième et quatrième maisons de presse suisses, le groupe NZZ et AZ Medien, ont regroupé leurs journaux régionaux en joint-venture. 2000 collaborateurs devront atteindre un chiffre d’affaires annuel de CHF 500 millions. Une rédaction centrale approvisionnera de contenus nationaux une trentaine de titres dans treize cantons, de manière identique.
Quelques mois auparavant, Tamedia a fait savoir que tous ses médias régionaux en Suisse alémanique, de Winterthur à l’Oberland bernois, seraient approvisionnés depuis la rédaction centrale. Elle s’appelle Rédaction Tamedia et a débuté le 8 janvier. L’explication économique ? Répartir les coûts salariaux des journalistes et de la production sur un plus grand nombre de lecteurs qu’auparavant et industrialiser la production de l’information, pour réduire les coûts et augmenter le rendement.
L’association suisse des journalistes Impressum met en garde sur les suites d’une « bouillie journalistique uniformisée ». À Berne aussi, des journalistes ont protesté. Les rédacteurs de la Berner Zeitung et du Bund ont organisé une campagne adverse sur Internet via Twitter et ont imprimé une Monopol-Zeitung. Dans cette publication, ils mettent en garde contre un « appauvrissement de l’information journalistique ». Un commentaire de l’Aargauer Zeitung a fustigé Tamedia, l’accusant de fournir des arguments à ceux des critiques qui désavouent le journalisme sérieux en le désignant un cartel d’opinion et une presse mensongère.

Arguments adverses plausibles

Les motifs de Tamedia, AZ Medien et NZZ n’ont guère été thématisés publiquement, à  savoir si la diversité médiatique, vue de la perspective du lecteur, serait réellement restreinte. Un panel à Berne, organisé par Der Bund, fin novembre, a été révélateur : il s’agissait du débat entre l’éditeur Tamedia, représenté par M. Supino, et le propriétaire d’une petite imprimerie locale et agence de relations publiques. Message principal de Supino ? S’il y avait toujours moins de lecteurs prêts à acheter un journalisme de qualité, mais si, en revanche, ils étaient de plus en plus disposés à lire des articles on-line, les annonceurs placeraient progressivement moins de publicité dans les médias de qualité.
Les maisons de presse ne pourraient donc pas éviter de rationaliser leur offre. « Nous devons consolider pour pouvoir maintenir la qualité ou – dans le cas idéal – pour développer notre offre, malgré des rentrées d’argent en baisse », argumentait Supino. Pascal Hollenstein, chef des publications régionales de la NZZ, s’est exprimé de manière similaire : « Par un regroupement des forces, l’entreprise commune ( joint-venture ) aura la robustesse financière pour investir dans la transformation digitale et le développement de nos produits. » Les statistiques confirment la tendance à la baisse. Les dépenses de publicité entre 2011 et 2016 ont augmenté de CHF 4,3 mia. à CHF 5,5 mia., alors que les revenus de la presse ont baissé de CHF 2 mia. à CHF 1,2 mia. Un volume croissant est à enregistrer pour la publicité on-line dont la part a augmenté de zéro à CHF 1 mia., en quelques d’années.
La part absorbée par des nouveaux médias, comme Facebook et Google, n’est pas connue, elle pourrait cependant, selon des experts, représenter la majeure partie. Dans le cas de Tamedia, les revenus sur les journaux régionaux ont chuté en 2016 de CHF 470 mio. à CHF 430 mio., le bénéfice d’exploitation de CHF 82 mio. à CHF 68 mio. À Berne, Supino a expliqué : « Nous subissons une énorme pression des coûts, résultant d’une concurrence occasionnée par des plateformes publicitaires et aussi en raison d’habitudes nouvelles des lecteurs, surtout des jeunes. Durant les dix dernières années, les journaux régionaux bernois ont perdu en moyenne 3 % de lecteurs par année, au niveau des ventes de presse imprimée, et 5 % au nombre d’abonnés. »
Si la presse devait continuer de servir le public encore dans 5 à 10 ans par des informations marquantes relatives à la politique démocratique, il va falloir opérer du regroupement. Supino a contredit les voix critiques alléguant que Tamedia n’était point acculé par une situation d’urgence et arguant que le groupe enregistrait un bénéfice annuel à hauteur de plusieurs milliards. « Seule une maison de médias forte peut garder son indépendance journalistique »,a invoqué l’éditeur Tamedia. Il contredit également la critique prophétisant une diversité médiatique restreinte : « La diversité est plus grande aujourd’hui que jadis. Autrefois, quelques journaux tenaient le monopole d’opinion. Cela n’est plus le cas, aujourd’hui. » Internet rend possible la communication directe entre politiciens et lecteurs. Ainsi, par exemple, le stratège UDC Christoph Blocher communique avec son public par Teleblocher.ch et Donald Trump par Twitter.
Le rédacteur en chef des médias régionaux de la NZZ a schématisé vers où vont conduire les moyens manquants : il semble que des rédactions mineures se soient progressivement rendues dépendantes des agences de presse et qu’il leur manque le personnel et l’argent pour élaborer elles-mêmes des contributions journalistiques relatives aux thèmes nationaux. La conséquence ? M. Hollenstein : « Les mêmes informations ATS dans tous les journaux, c’est de la vraie bouillie médiatique uniformisée. »
Prieto Supino admet qu’il y aura de la perte au niveau régional. De la sorte, une loi nationale concernant le domaine énergétique ou la réforme fiscale pourrait être lue différemment à Genève, qu’à Lausanne ou à Aigle. Cette perte « pourrait être supportable dans le contexte de l’explosion de l’offre médiatique ».
Au-delà de ça, Tamedia ambitionne d’investir dans de nouvelles ouvertures et, parmi celles-ci, dans le journalisme d’investigation. C’est le journalisme d’investigation qui a révélé, entre autres, l’affaire des « Panama Papers » et des « Paradise Papers ». Le représentant NZZ, M. Hollenstein, a ajouté que des perspectives importantes pour les régions, comme une élection au Conseil fédéral, « recevraient une attention régionale aussi à l’avenir ». Dans une année, il sera possible de faire un premier bilan.

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