Ces pays qui n’existent pas

Il y aurait dans le monde 400 micronations qui délivrent des passeports et battent monnaie. Des États plus ou moins farfelus, plus ou moins artistiques, que ne reconnaissent que ceux qui les ont créés.

Emil contemple avec un amusement certain le document, cadeau de ses camarades de classe. C’est officiel : il est désormais Lord of Sealand, une micronation qu’il a découverte grâce au sublime album du même nom de Oddfellow’s Casino, le compositeur basé à Brighton. Voilà cependant un titre de noblesse assez facile à obtenir. Il suffit d’aller sur le site sealandgov.org pour faire une simple demande en ligne – il en coûte environ 50 francs pour devenir Lord, et presque 100 pour passer baron. Peu de chances hélas qu’il y mette un jour les pieds : Sealand est une plateforme maritime située sur la côte est de l’Angleterre, au large d’Ipswich. Une ancienne base militaire de 550 mètres carrés, alors nommée Fort Roughs, et déclarée principauté en 1967 par Paddy Roy Bates, un membre un peu allumé de l’armée britannique.

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On peut très facilement acheter son titre de noblesse auprès de la Principauté de Sealand.

Coup d’État

C’est un exemple de micronation parmi tant d’autres, puisqu’on en recense plus de 400 à ce jour – attention, on ne parle pas ici de micro-États façon Monaco ou Saint-Marin, à l’existence tout à fait légale. D’ailleurs, sans surprise, aucun pays membre des Nations Unies ne reconnaît Sealand. Il y aurait pourtant de quoi écrire un grand récit sur les aventures et mésaventures liées à l’officieuse plus petite nation du monde, tant les événements s’y sont multipliés depuis sa création. En vrac : une tentative de putsch menée par un homme d’affaires britannique, repoussée par Bates et ses hommes à coups de bombes et de fusils. Le renoncement des autorités britanniques à soumettre le farfelu, qui en a profité pour créer une Constitution, un drapeau et un hymne officiel.

En 1978, une nouvelle attaque menée par son premier ministre aidé par des grande majorité des projets et revendications. Fela Kuti, le célèbre musicien nigérian, avait créé en 1970 la République de Kalakuta – en fait sa simple maison et son studio d’enregistrement. Kalakuta, variation de Calcutta, du nom d’une prison dans laquelle il avait été enfermé. Au bout de huit ans d’une contestation jamais démentie, la maison fut cependant rasée et brûlée sur ordre du général-président Olusegun Obasanjo. D’autres saisissent l’opportunité en s’engouffrant dans un vide juridique ou un conflit territorial. Ainsi, le Liberland, 7 kilomètres carrés à cheval sur la frontière serbo-croate. Des terres serbes revendiquées par les Croates, d’autres croates, mais revendiquées par les Serbes, les deux pays refusant aussi les par-celles qu’on leur avait officiellement accordées : il n’en fallait pas plus pour que Vit Jedlicka, journaliste et économiste tchèque, en profite pour fonder une nouvelle « république » en 2015. Une initiative qui n’a jusqu’ici généré que des sarcasmes, mais les pays limitrophes se méfient tout de même : ils suspectent un blanchiment d’argent, de la circulation de cryptomonnaies, et l’établissement caché d’un paradis fiscal.

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Le bureau de la micronation d’Elgaland-Vargaland, installé au Center for the Arts de San Francisco en 1995.

Utopies naïves

Rien de tel dans les étoiles : le royaume spatial d’Asgardia (extension d’Asgard, le domaine sur lequel régnait Odin) ressemble à une utopie aussi noble que naïve : créer une nation indépendante dans l’espace pour ramener la paix sur terre. Son président, l’homme d’affaires russo-azerbaïdjanais Igor Ashurbeylil, espère même la fin des frontières et du racisme. Une ambition mal embarquée, mais un million de citoyens l’ont déjà suivi – là encore, il suffit de s’inscrire en ligne pour en être –, et voir son propre satellite (un CubeSat, de la taille d’une brique de lait) tourner en orbite autour de la planète. Même noblesse chez Greenpeace, bien plus terre à terre : l’ONG a fondé la République glaciaire au Chili, en 2014, pour dénoncer le fait que le pays ne reconnaît pas officiellement ses glaciers pour éviter d’avoir à les protéger par la contrainte.

Voilà pour les cas les plus marquants, mais on ne saurait négliger un autre aspect essentiel : la création artistique. Elle est aussi libre que foisonnante dans l’univers des micronations, entre actes gratuits et soulèvements contre l’establishment. Au rayon légèreté : la création de nouvelles langues plus ou moins reconnues, des séminaires et expositions surtout prétextes aux rencontres. Mais le message politique est parfois fort, comme au royaume de Elgaland-Vargaland. Ses deux fondateurs, les artistes suédois Carl Michael von Hausswolff et Leif Elggren, se sont autocouronnés rois pour mieux moquer la monarchie suédoise, et ont décidé d’annexer toutes les frontières de la planète. Le symbolisme est puissant : la citoyenneté est ouverte à toutes les créatures vivantes ici-bas, et les citoyens sont déclarés immortels. « Il n’y a pas de début ni de fin », affirment nos deux rois.

Le curateur Simon Lamunière s’est intéressé de près au phénomène. Esprit des libertés, appropriation de l’entre-deux, mondes invisibles et paranormaux : tous ces thèmes l’ont amené à diriger l’exposition Utopics à Bienne, en 2009. Quatorze ans plus tard, il a gardé une grande tendresse pour toutes ces démarches et s’interroge sur la nouvelle puissance du monde numérique. « C’est devenu un véritable enjeu, car il est plus facile de se créer une véritable entité grâce à lui. Des timbres, des drapeaux, des passeports… D’où cette question : a-t-on besoin d’un territoire réel pour exister ? À l’inverse, prenons l’exemple de l’archipel des Tuvalu : on sait qu’à terme, leurs terres seront recouvertes par les eaux. L’ONU continuera-t-elle à les reconnaître ? Car il manquera alors un élément concret… »

Devise fabuleuse

Une question pertinente qui nous ramène en 1991 à la création de l’état NSK, pour Neue Slowenische Kunst (nouvel art slovène), un collectif d’art politique à la devise fabuleuse : « Un État dans le temps, un État sans territoire physique et sans frontières nationales, un état d’esprit. » Pas de territoire, certes, mais des passeports qui ont beaucoup fait parler d’eux. Ils auraient permis à plusieurs centaines de personnes de fuir Sarajevo pendant le siège de la ville entre 1992 et 1996. Et beaucoup de citoyens nigérians avaient un temps multiplié les demandes pour tenter d’entrer plus facilement au Royaume-Uni. Les utopies ne connaîtront jamais de frontières.