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Le monde selon… Marie-Thérèse Chappaz

Elle est l’une des vigneronnes suisses les plus célèbres du monde. À Fully, Marie-Thérèse Chappaz tente de réconcilier l’homme avec la nature à travers le vin et l’amour des gens. Interview d’une femme sage.

Le monde selon Marie-Thérèse Chappaz, à quoi ressemble-t-il ?

Marie-Thérèse Chappaz  : Il m’inquiète. J’ai l’impression que les gens ont pris conscience que nous devons soigner notre Terre. Elle a été, et est encore, tellement généreuse, mais elle n’est pas un puit sans fond. C’est nous qui avons besoin d’elle et pas l’inverse. Depuis cette histoire de Covid, je suis plongée dans un doute profond. Je n’arrive pas à me faire une opinion censée et réfléchie de l’état du monde. D’un côté l’économie a été mise à l’arrêt pour venir en aide à nos aînés et aux personnes fragiles afin de ne pas surcharger les hôpitaux. Pour réussir cela, le monde politique a été capable de prendre des mesures drastiques. Une énergie et des moyens qu’il n’a pas mis, et ne met pas, pour éviter la destruction des insectes qui sont les êtres les plus importants de la planète, pour sauver les forêts primaires comme la forêt amazonienne, ou encore pour lutter contre la mafia des ordures toxiques ou le glyphosate. Pourquoi  n’agit-il pas ? Je n’arrive pas à comprendre et cela me fait peur.

Vous êtes la nièce du poète et écrivain Maurice Chappaz qui était très engagé dans la protection de l’environnement et la préservation du Valais authentique. Tout comme vous. Est-il une source d’inspiration pour vous ?

D’une certaine façon, mais sans être aussi extrême. Pour lui, le seul moyen de sauver la nature était de tuer l’homme. Moi je suis pour que l’humain soit intégré dans son environnement. Parce que pour être heureux, il a besoin de la beauté de la nature. Comme dans l’ancien temps, il faut trouver un équilibre entre le travail de l’agriculture, le bétail et l’environnement, par exemple dans la création de pâturages et de prairies sèches. Il faut confier cette tâche aux agriculteurs qui doivent être considérés comme appartenant à une branche à part de l’économie. La Suisse nous verse une sorte de salaire appelé « paiement direct » car notre travail contribue à l’entretien du paysage, mais cela reste très insuffisant par rapport à ce que gagne un informaticien ou un avocat. Les agriculteurs doivent être payés au juste prix déjà pour ce qu’ils produisent, mais aussi pour le travail qu’ils fournissent.

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© 2020/Grégory Devillers
Marie-Thérèse Chappaz, la vigneronne humaniste.

L’agriculteur est-il donc celui qui va sauver le monde ?

La femme paysanne, plus précisément. En tant que gardienne du foyer et gestionnaire de la survie au sein de la famille, c’est elle qui de tout temps a eu la charge de la terre. De fait, elle sait l’importance de la nature. Ces structures de paysannerie familiale qui fonctionnent encore beaucoup dans les pays du tiers-monde ont aussi existé chez nous, mais elles ont presque disparu. Elles favorisent les circuits courts et locaux et la culture bio.

Vous êtes devenue célèbre pour avoir été parmi les premières à appliquer le principe de la biodynamie dans vos vignes. Expliquez-nous.

La biodynamie, c’est un peu comme soigner un humain par l’homéopathie. C’est accompagner la vigne à l’aide de préparations spécifiques qui vont redonner du vivant au végétal. La silice de corne par exemple. On ajoute une dose de cette préparation dans de l’eau qu’on dynamise. Cette eau peut ensuite diffuser son message à la plante et au sol. Les quartz de la silice vont ainsi augmenter l’apport de lumière et donc améliorer la photosynthèse. Il y a aussi la corne de bouse qu’il faut enterrer en hiver. Là, le message est pour le sol et les racines qui vont se renforcer.

Observez-vous une différence depuis que vous traitez vos parcelles en biodynamie ?

Si vous regardez une vigne traitée par la chimie de synthèse, vous remarquerez que toutes les feuilles sont identiques et qu’elles forment comme une sorte de rideau qui empêche l’aération de la plante. Avec la biodynamie, chaque feuille est individuelle et prend sa part de lumière. Au niveau du goût du vin, je ne me prononcerai pas, c’est trop subjectif, mais je le sens plus vivant, avec une vibration différente. La biodynamie que j’ai découverte en 1997, je ne l’ai pas faite pour le goût du vin, mais pour la nature. En Valais à l’époque, il n’y avait que Jacky et Marion Granges qui étaient des véritables pionniers en bio et biodynamie. Ce n’est que ces dernières années que de nombreux vignerons-encaveurs de Fully se sont lancés dans cette voie. C’est fantastique !

Vous soignez la vigne, vous souhaitez rendre l’humanité plus heureuse… Votre rêve d’enfant, ce n’était pas de devenir vigneronne, mais sage-femme. D’où vous vient cette attention que vous portez à l’autre ?

Je ne sais pas. J’ai toujours entretenu ce lien très fort avec les gens, surtout avec les femmes. Je pense que c’est pour cette raison que j’ai voulu devenir sage-femme. Peut-être aussi à cause de ma tante qui était nurse. Elle portait le même prénom que moi, mais elle est morte avant ma naissance. Je crois volontiers à ce genre de messages, au fait qu’on porte en nous beaucoup de nos ancêtres. J’ai quand même travaillé six mois dans un hôpital. Vu mon caractère, je ne me voyais pas du tout exercer dans un tel milieu où l’excès de hiérarchie aurait fini par m’oppresser. La vigne m’a donné la confiance que je n’avais pas.

À l’âge de 18 ans, votre père vous donne une vigne. C’est ainsi que vous devenez vigneronne. Qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts dans le métier ?

On fait de plus en plus de culture biologique associée à la biodiversité. C’est elle qui va sauver les insectes qui doivent être notre priorité, car sans eux rien ne peut exister. Moi, je pratique la biodynamie et la biodiversité. Dans mon exploitation, je laisse toujours de l’herbe une ligne sur deux, l’autre je ne la fauche pas à ras pour laisser de la vie ; je ne coupe également jamais mes talus qui sont très fleuris et qui attirent les papillons. L’herbe n’est peut-être pas idéale pour la vigne en Valais, mais l’agriculture doit réfléchir de manière globale et accepter de faire des compromis pour laisser la nature s’exprimer.

Le changement climatique a également participé à l’évolution de votre profession. Vous en souffrez ?

Je m’y adapte depuis vingt ans. C’est sûr qu’on ne va pas vers la facilité. Certains vignobles vont y gagner comme ceux qui se trouvent en Angleterre. Ici, en Valais, on a de la chance parce qu’on peut jouer sur les altitudes, avec la rive droite et la rive gauche et avec les différents cépages.

Ce qui a changé aussi, c’est l’explosion du nombre de femmes vigneronnes. Sarah Besse, Valentina Andrei, Martine Vocat, Madeleine Mercier, Sandrine Caloz, Mathilde Roux, Isabella Kellenberger, Lucie Zufferey et Chloé Fontannaz rien que pour le Valais. Comment expliquez-vous cet engouement ?

Il y a celles que vous citez et bien d’autres encore. La plupart de ces jeunes m’ont dit que des gens comme moi leur ont servi d’exemple en leur montrant qu’il était possible pour une femme d’être reconnue dans ce métier. Certaines d’entre elles sont filles de vigneron, d’autres non, mais chacune a voulu exercer ce métier par choix et par passion.

Quand vous avez commencé vous étiez l’une des rares femmes vigneronnes. S’imposer dans ce milieu essentiellement masculin a-t-il été difficile?

Oui ça a été dur et pas forcément parce que le métier était physique. Le plus compliqué a été de se faire accepter par ses collègues masculins et de se faire respecter. Mon père a toujours cru en moi et m’a beaucoup poussée dans ce travail. Peut-être parce qu’il aurait aimé être vigneron. Il aurait rêvé être ingénieur forestier ou vétérinaire. Pour finir, par loyauté, il a suivi la tradition familiale en choisissant le droit. Fondamentalement, être vigneron est difficile, qu’on soit un homme ou une femme. Si vous n’avez pas le feu sacré, mieux vaut choisir une autre carrière. Le stress des saisons, les aléas de la météo, le changement climatique, la pandémie et maintenant la mouche Suzuki qui fait de gros dégâts dans les cultures : la vigne n’est jamais un long fleuve tranquille.

Le vin fait par une femme est-il différent de celui produit par un homme ?

Non. Par contre, je pense que les vins faits par les hommes expriment vraiment leur côté féminin. J’ai des copains qui sont beaucoup plus organisés que moi, beaucoup plus rationnels dans le travail de la vigne, mais qui, pour le vin, vont abandonner leur logique pour exercer une forme de créativité qu’ils n’appliqueraient pas dans d’autres domaines. Plus largement, je crois que le produit traduit la personnalité de celui qui le fait. Je connais des vignerons un peu austères dont les vins expriment cette austérité, d’autres au contraire chez qui on retrouve le caractère expansif dans leurs productions… Tout cela apporte du charme au vin.

Le guide « Gault et Millau » vous décernait en 2016 le titre « d’icône du vin suisse ». « The Wine Spectator » et « The Wine Advocate » ont attribué des notes ultimes à vos vins. Qu’est-ce que cela vous fait d’être, de toute la profession, la vigneronne suisse la plus connue à l’étranger ?

Bien sûr que cela fait plaisir d’être honorée et récompensée pour son travail, d’autant plus qu’à mes débuts, peu de gens auraient parié sur moi. J’étais un peu bohême, un peu naïve et puis j’ai l’habitude de dire tout ce que je pense. Même si je n’ai jamais cherché à être dans la lumière, le fait d’être une femme m’a sans doute aidée au niveau de la presse et des médias. Cette appellation d’« icône », par contre, ne m’a jamais plu. Pour moi, c’est galvauder un terme religieux qui dans le sens premier désigne une image sacrée. Ce qui n’est pas mon cas. Il y a des récompenses plus significatives que d’autres aussi. En 2015, en Italie, j’ai reçu le Prix Lady of Wine qui ne vous récompense pas seulement pour la qualité de votre vin, mais pour ce que vous avez apporté à votre pays. J’ai énormément apprécié.

Vous avez 60 ans. Vous avez consacré votre vie à la vigne. Si vous pouviez faire autre chose, ce serait quoi ?

J’aimerais bien vivre plus simplement, voir moins de monde et ne me consacrer qu’à mes vignes. J’ai beaucoup aimé la période du confinement où tout a été annulé et où j’ai enfin pu faire le boulot que je n’arrivais pas à faire parce que j’étais tout le temps sollicitée. Je dis ça, mais en même temps j’aime beaucoup les gens. À un moment donné, je m’étais dit que je m’engagerais dans l’humanitaire. Que je laisserais les vignes à une personne de confiance et partirais aider les populations en Inde ou tous ceux qui veulent faire de la vigne en bio dans les pays émergents.

Si vous deviez résumer en quelques mots votre philosophie de vie, ce serait…

Mettre la bienveillance, l’être humain et la nature au centre de tout. Donner aux bons sentiments, aux gens et à l’environnement la priorité sur le matérialisme. Sans oublier la spiritualité, et je ne parle pas de religion. Je trouve que les jeunes ont souvent de bonnes idées pour protéger le monde, mais ils restent persuadés qu’il n’y a rien après la mort. C’est terrible. Je ne pourrais pas faire tout ce que je fais en me disant qu’à la fin tout s’éteint. La nature peut apporter à l’homme beaucoup de spiritualité et de beauté. S’entourer de belles choses et de bonnes personnes, n’est-ce pas le meilleur moyen de se sentir bien ?

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