La vie en marche

Elle est la solution d’un monde qui veut ralentir.
Si on redécouvrait les vertus du plus simple des moyens de locomotion ?

La marche parmi les activités les plus tendance du moment ? Rien de bien nouveau, puisque c’est un fait avéré depuis une vingtaine d’années. Le confinement de ce premier trimestre a jeté une lumière nouvelle sur la plus commune des pratiques humaines, avec la ville de Paris en phare éclairant : des grappes de joggeurs improvisés qui n’avaient jusqu’ici jamais cou ru, de simples marcheurs urbains trop heureux de pouvoir s’évader quelques minutes, et aussi de nombreux départs à la campagne pour pouvoir marcher une heure (ou trois pour ceux qui aimaient tricher en forêt), autant de bonnes résolutions qui seraient restées transparentes en temps normal. « L’homme commence avec les pieds », a dit un jour l’ethnologue André Leroi-Gourhan, rappelant ainsi que les premiers hommes se sont détachés des grands singes quand leurs corps se sont redressés. En 2020, on assiste à un vrai retour aux racines de l’humanité, après quelques égarements.

Content image
x
© Abderrahamane Boudjemai
En 1950, un être humain parcourait en moyenne sept kilomètres à pied par jour. Aujourd'hui, il ne fait plus que 300 mètres.

Statistiques terrifiantes

Longtemps contrainte par sa lenteur et les fatigues engendrées, la marche a toujours été combattue par le progrès technique. Avec succès. Les statistiques sont terrifiantes : un être humain parcourait en moyenne sept kilomètres par jour dans les années 1950 contre seulement trois cents mètres aujourd’hui. Maintenant que l’homme moderne se débat dans des tréfonds d’absurdité (la trottinette électrique pour faire 10 mètres, la voiture pour aller faire ses courses à 100 mètres), elle redevient un passage obligé aux mille vertus : moyen le plus efficace pour déconnecter des écrans, pour échapper à l’aliénation de l’immédiateté, et à bien d’autres choses. C’est valable pour un pèlerinage, une randonnée et même une simple déambulation urbaine. Preuve de sa richesse existentielle, les penseurs du monde contemporain se penchent sans cesse au chevet de la marche pour louer ses mérites.

Le sociologue David Le Breton en est à son troisième ouvrage sur le sujet (Marcher la vie, un art tranquille du bonheur, Métailié, 2020) : « Elle est dérobade, un pied de nez à la modernité, une flânerie dans un monde utilitariste, une forme active de méditation qui rétablit l’homme dans le sentiment heureux de son existence. Elle ne consiste pas à gagner du temps, mais à le perdre avec élégance. La marche est un détour pour se rassembler et reprendre son souffle. » Frédéric Gros, professeur de philosophie et auteur de Marcher, une philosophie (Carnets Nord, 2009) lui confère une dimension temporelle : « Elle est le ralentissement du temps, qui prend une respiration plus ample simplement par le fait de mettre un pied devant l’autre. » Des mots éloignés de la prose abstraite qu’on trouve parfois dans les réflexions vaporeuses des intellectuels. S’ils se montrent aussi concrets, c’est que la marche touche au quotidien. Paradoxalement, on trouve une forme d’urgence dans cet éloge de la lenteur : celle de s’évader dans des territoires isolés de plus en plus rares, à s’émerveiller de lieux dont on ne sait combien de temps ils résisteront à la folie des hommes (réchauffement climatique, grands travaux, négligences en tout genre).

La marche est le ralentissement du temps, qui prend une respiration plus ample simplement par le fait de mettre un pied devant l’autre. 

Frédéric Gros, philosophe

Disciples du sol

Pas besoin de remonter jusqu’à Nietzsche pour qui « les seules pensées valables viennent en marchant ». Les écrivains plus classiques en parlent eux aussi très bien. Sarah Marquis, aventurière et exploratrice suisse : « Si mes expéditions n’avaient qu’un but, ce serait celui-ci : montrer que le lien avec la nature est le seul moyen pour l’être humain de sauver sa peau. »

Sylvain Tesson était amateur d’alpinisme et de sports extrêmes, jusqu’à ce qu’une chute de son toit et de graves blessures le ramènent à l’essentiel. Une fois remis, il a traversé la France en marchant pour en tirer un ouvrage délicieux (Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016) : « J’ai une formation de géographe, et j’aime beaucoup Vidal de La Blache quand il explique que nous croyons être les régents de l’histoire, alors que nous sommes d’abord les disciples du sol. Le fait de marcher à travers cette extraordinaire mosaïque climatique, géologique, écosystémique de la France, m’a conforté dans cette idée. Je ne crois pas qu’on soit tout à fait le même quand on vit dans le calcaire que lorsque l’on vit dans le granit. » Ce n’était qu’une question de temps avant que le monde du travail ne s’en empare. En « créant » ce concept fumeux : le cowalking. Une dénomination affligeante pour définir un bout de marche côte à côte, mais qui dit ceci dans un monde assez cynique : on pense et on décide mieux en marchant.

Le monde médical, lui, a identifié ses bienfaits à travers de nombreuses études – sur la stimulation de la mémoire, notamment. Ses vertus thérapeutiques s’étendent jusqu’à la réinsertion des jeunes en difficultés. Voilà des années que Bernard Ollivier sauve des existences mal engagées à travers son association Seuil. Avec la plus simple des recettes : un sac à dos, des semaines de marche pour retrouver le goût du collectif, l’autodiscipline, le respect de soi et des autres.
On peut donc trouver une foule de bonnes raisons pour s’adonner à la meilleure façon de marcher. Le plaisir pur, primal ; l’absence de compétition ; la puissance réorganisatrice ; l’émerveillement du moindre détail terrestre, un acquis qui soudain redevient miracle. On peut la pratiquer en solitaire ou en groupe. Les contraintes de temps et de directions peuvent aussi s’oublier pendant une journée, en repensant à cet adage plein de sagesse : « Ne demande ton chemin à personne, tu risquerais de ne plus pouvoir te perdre. » Et ainsi ne jamais pouvoir se retrouver.

Rubriques
Santé