Les forces de l’ordre peinent à rompre avec la dictature

Les manifestations historiques de 2013 ont révélé une faille profonde de la démocratie brésilienne : la brutalité – et l’impunité – des forces de l’ordre. Utilisée jusqu’ici uniquement dans les favelas, la violence policière atteint les beaux quartiers, qui découvrent un héritage direct de la dictature.

Ecrans géants sur Copacabana, foule joyeuse au stade Maracana… Le 13 juillet 2014, Rio de Janeiro accueillait la finale de la Coupe du monde de football. Mais pour Frida et ses amis, la journée est un sombre souvenir. « Je suis allée manifester contre la compétition et la police a été d’une brutalité choquante. Il y a eu des gens frappés, des bras cassés. Je suis tombée au sol face à la cavalerie. Ils nous ont traités comme des animaux », raconte la jeune mère de famille. La veille, 19 leaders des manifestations historiques de juin 2013 ont été emprisonnés. Certains crient aux arrestations politiques. « Notre Constitution interdit les poursuites pour dissension d’opinion, rappelle Marcelo Chalréo, chargé des droits de l’homme à l’OAB (Ordre des Avocats du Brésil). Ces arrestations concernent aussi des paysans sans terre qui réclament une réforme agraire, ou des leaders indigènes en Amazonie. On criminalise les mouvements sociaux, c’est comparable à des actions de la dictature. » Le régime militaire a sévi de 1964 à 1985 au Brésil. Moins connu que celui du Chili ou d’Argentine, il a tout de même exécuté 400 personnes et torturé 20 000 « militants communistes » parmi lesquels l’actuelle présidente, Dilma Rousseff. Le 10 décembre dernier, des larmes dans la voix, l’ancienne activiste a reçu le rapport de la Commission nationale de la vérité, chargée de faire la lumière sur les crimes de la dictature. Il contient de nombreuses preuves et de rares aveux, mais aucun militaire ne sera inquiété. La loi d’amnistie de 1979 interdit toute poursuite judiciaire.

Tous les Brésiliens ne sont pas considérés comme égaux et on règle les conflits par la violence.

« Une force arbitraire très grande pour perpétrer des exécutions sommaires »

Après la démocratisation, la police laisse les beaux quartiers en paix. « On a gardé la même stratégie de guerre et l’ennemi est devenu le trafiquant de drogue des favelas », reconnaît le colonel Ibis Silva Pereira, de la police militaire de Rio de Janeiro. Cette escalade meurtrière vaut à la police brésilienne un triste record : avec six morts par jour en 2013, elle est la plus meurtrière de la planète. « Il ne faut pas croire que la police sort dans la rue pour tuer ! Elle agit sur des terrains extrêmement violents et perd énormément d’hommes elle aussi, plus de 500 en 2013 », rappelle Ubiratan Angelo, un ancien commandant de la police militaire de Rio de Janeiro. Mais un phénomène trouble les défenseurs des droits de l’homme : les décès classifiés comme « autos de resistência ». La formule, créée durant la dictature, reconnaît la légitime défense aux agents et leur évite des poursuites immédiates. Sur les 707 décès par « autos de resistência » de 2005, la justice n’a ouvert que 19 procès et en a déjà classé 16 sans suite. « La logique de guerre et le manque de mécanismes pour contrôler la police lui offrent une force arbitraire très grande pour perpétrer des exécutions sommaires. C’est incorporé dans les pratiques de la corporation », déplore Alexandre Ciconello, d’Amnesty International Brésil. « Il faudrait effectivement enquêter sur chaque ‘auto de resistência’ et revoir tout le système de justice criminelle », reconnaît Ubiratan Angelo. Mais l’abîme est immense entre les ruelles tortueuses des favelas brésiliennes et les avenues goudronnées des beaux quartiers. Tant qu’elle était cantonnée aux quartiers miséreux, la violence policière passait inaperçue. « Le peuple pauvre et noir des favelas a appris à se faire massacrer et à se taire, affirme l’avocate Eloisa Samy, très impliquée dans les manifestations. Les événements de 2013 ont révélé aux classes moyennes une brutalité d’Etat qui existe depuis toujours. La démocratie n’est qu’apparente dans ce pays ! » Le colonel Ibis Silva Pereira s’en remet à l’oeuvre du temps : « Du point de vue des institutions, la démocratie est solide, mais dans les faits elle n’a que 26 ans ! Notre société est encore très marquée par l’esclavage : tous les Brésiliens ne sont pas considérés comme égaux et on règle les conflits par la violence. » Mi-janvier, une grande croix noire a fait son apparition sur la plage de Copacabana. A son pied, dans le sable, une corde à sauter, des livres d’enfants et le portrait de Larissa, 4 ans, tuée par une balle perdue. « Personne ne me rendra ma fille, a écrit la mère de l’enfant sur un panneau de bois. Mais si quelqu’un pouvait mettre fin à cette guerre… » En dix jours, rien qu’à Rio de Janeiro, les balles perdues ont blessé ou tué 17 personnes.

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