Profil du lanceur d’alerte
Qui sont celles et ceux qui dénoncent des scandales ? Leurs motivations sont-elles toujours vertueuses ? Réponse du sociologue français Francis Chateauraynaud créateur du terme « lanceur d’alerte » en 1996.
Un lanceur d’alerte, selon la définition la plus générale, est un individu, un groupe ou une organisation qui, ayant connaissance d’un danger, d’un dysfonctionnement, d’une corruption ou d’un scandale, adresse un signal d’alarme. Dans l’idéal, il enclenche ainsi une réaction, parfois après avoir suscité la mobilisation d’autres citoyens, et obtient la correction d’une situation incorrecte. Dans la réalité, les choses sont beaucoup moins simples. Le lanceur subit généralement les foudres de ceux qu’il dénonce et n’obtient pas toujours la réaction du public ; par ailleurs, ses motivations sont très souvent bien moins pures que dans l’image transmise – en cas de succès – par les médias ou le cinéma. Ces derniers, d’ailleurs, sont moins enclins à donner de l’écho aux dénonciations qui pourraient les toucher eux-mêmes (groupes de presse, annonceurs, producteurs, magnats hollywoodiens…) qu’à celles qui concernent un domaine « porteur » comme la santé, l’environnement ou le financement des partis politiques (d’un bord différent du média concerné, évidemment). Le lanceur d’alerte parfait, en ce sens, est celui qui dénonce un système autoritaire lointain (Maduro pour la presse de droite, Poutine pour la presse de gauche), une institution par nature exposée aux critiques du public (les fonctionnaires, la justice, la police, les multinationales, les riches…), ou un coupable qu’on aime détester. Edward Snowden, dénonciateur des manigances yankees, est populaire en Russie ; l’ineffable Falciani, qui a rendu publics des comptes bancaires en Suisse, jouit d’une popularité exemplaire du côté du fisc français. Mais certaines figures, quelles que soient leurs motivations, se détachent clairement du lot des délateurs intéressés (il y a peu de vengeurs masqués et l’anonymat d’une dénonciation, presque partout, entraîne sa nullité). Ces personnalités-là forcent le respect. Depuis Erin Brockovich dans les années 1990 jusqu’à Julian Assange et Wikileaks, en passant par Irène Frachon, pneumologue dénonciatrice de l’affaire du Mediator des laboratoires Servier et, plus récemment, aux médecins chinois avertissant le monde du danger du Covid-19 (ce qui leur a coûté la vie), ces vrais héros du bien commun n’ont rien de « corbeaux » intéressés.
Protéger le « vrai » lanceur d’alerte n’est pas évident ; plusieurs pays s’y sont essayés. On se heurte à deux problèmes de taille : d’abord, il n’y a pas de lanceur professionnel ; ensuite, l’alerte doit être déterminante et permettre de gagner du temps pour éliminer une menace ou faire cesser un scandale. Or, par nature, les éléments dévoilés le sont de façon imprévue et le risque de prendre au sérieux des calomnies ou des coups montés plane. Tout cela devient très compliqué. Le créateur du concept de lanceur d’alerte en 1996, le sociologue français Francis Chateauraynaud nous éclaire.
Le terme – votre terme – de lanceur d’alerte est-il parfois galvaudé ?
Francis Chateauraynaud : Globalement, il remplit sa fonction. La formule s’est enrichie grâce à des figures emblématiques, comme Edward Snowden. Bien sûr, on confond de temps en temps lanceur d’alerte et militant (le premier terme est jugé plus valorisant !) ou le professionnel simplement scrupuleux. Irène Frachon est une lanceuse d’alerte, mais c’est d’abord en tant que médecin, faisant son travail de protection de la santé publique, qu’elle a ouvert l’affaire du Mediator. L’influence américaine, avec la formule des whistleblowers, qui obtiennent parfois des rémunérations selon ce qu’ils dénoncent, a un peu compliqué la compréhension des processus, entre alerte et dénonciation. Si, pour moi, le fait de rémunérer un dénonciateur pour son action pervertit quelque peu le concept de lanceur d’alerte, je ne me permets pas de le juger. D’autant qu’en Europe, un authentique lanceur d’alerte reçoit plus de coups que de récompenses. Surtout, il y a le lanceur et il y a l’alerte ! Celle-ci doit suivre sa voie, si possible, indépendamment de son lanceur.
Peut-on être lanceur d’alerte et de droite ?
Ce n’est évidemment pas impossible. L’alerte peut venir de n’importe où. Comme généralement les sciences sociales sont classées à gauche, du fait de leur histoire, on a tendance à penser que cette notion sociologique implique une contestation du système. C’est réducteur. Bien sûr, les conséquences d’une alerte diffèrent en fonction de son point d’origine, mais il y a des processus d’alerte venant de gens associés à des familles politiques de droite ou du centre. Un des défenseurs les plus acharnés des droits humains, concernant par exemple les migrants, aura été Jacques Toubon, qualifié de gaulliste et de chiraquien. En tant que défenseur des droits, il s’est efforcé de faire respecter les droits fondamentaux, réagissant aux velléités de considérer lesdits migrants comme des délinquants. De même Corinne Lepage, plutôt centre-droit, a porté de nombreuses alertes environnementales.
Y a-t-il des pays exemplaires en termes de prise en considération des lanceurs d’alerte ?
On cite souvent les pays anglo-saxons, mais il y a aussi les pays nordiques (Pays-Bas, Danemark, Suède). Cela dit, les situations évoluent et une législation vertueuse peut très bien connaître une application contestable, d’une configuration politique à l’autre. À travers le traitement des alertes et de leurs auteurs, on lit en filigrane l’histoire politique d’un pays, par rapport aux droits des minorités, aux violences faites aux femmes, aux enjeux écologiques, aux droits syndicaux, aux pratiques des banques, etc. Globalement, tout dépend du niveau de transparence, de débat et de liberté des médias. Les rapports de légitimité évoluent aussi, certaines catégories professionnelles pouvant changer de rapport à l’espace public, comme le monde médical, jadis très clos sur lui-même. Il est important de voir qu’au-delà du cadre juridique existant, par-delà les clivages sur les valeurs, morales, politiques et économiques, le sort des alertes dépend de la capacité d’attention et de vigilance. On passe souvent à côté de signes précurseurs ou de détails qui sont autant de signaux d’alerte potentiels. Manque de temps, pression des lobbies, autocensure, négligence, crainte pour son emploi… il est fréquent de ne pas voir venir un problème, de ne pas ouvrir les yeux. C’est dans le désenclavement du silence et de la routine que le lanceur d’alerte intervient.
Comment distinguer un vrai lanceur d’alerte d’un délateur ou d’un calomniateur ?
L’enquête doit porter sur l’alerte, moins sur le lanceur ! Connaître les raisons profondes d’une démarche est souvent vain. À moins de remonter aux questions de saint Augustin sur l’authenticité profonde. Difficile quand on a tous, parfois, de la peine à se reconnaître dans son miroir. Ce qui compte, c’est de déterminer si le bien commun exige un passage à l’action et de rendre le problème public.
Avez-vous des exemples ?
En 2005, des voix éclairées ont annoncé, à partir de la grippe aviaire, que des mutations virales pouvaient finir en pandémie, appelant à la préparation sanitaire. En 2020, peu de pays étaient prêts. Ce qui est inquiétant, c’est que les décideurs politiques semblent avoir perdu la relation aux savoirs, à la critique, à la formation du jugement et du discernement. Ils s’en remettent donc à des communicants et à des experts, souvent liés à des intérêts, d’où les polémiques qui s’ensuivent : c’est Areva ou EDF qui décident que les EPR (rédacteur nucléaire de troisième génération, ndlr) sont des solutions énergétiques, de grands laboratoires qui déterminent les enjeux sanitaires. Là encore, le manque d’attention, d’écoute, de connaissance du terrain produit des dégâts. Pire : il n’y a plus d’autre hiérarchisation des problèmes que la logique médiatique instantanée. Les meilleurs communicants finissent par l’emporter en imposant tel ou tel sujet pendant un moment, servant parfois de bonnes causes, mais produisant aussi du doute et de l’ignorance. Il suffit de voir les destins de questions comme les perturbateurs endocriniens ou les violences policières. Lorsque sur le terrain les problèmes se combinent – tensions sociales, pollution, corruption, racisme, épidémies… –, il ne faut pas s’étonner des conséquences politiques. Il est urgent de retrouver une mise en commun des compétences et des prises critiques, une saine discussion collective des sujets d’alerte, en préférant les expériences ancrées dans les réalités, à toutes les échelles.
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